Mais pourquoi diable la Commission européenne s’inquiète-t-elle d’une obscure convention du Conseil de l’Europe à Strasbourg ? Dans une lettre du 7 novembre, la vice-présidente exécutive chargée des médias, Henna Virkkunen, réclame aux ministres de la culture européens de supprimer une annexe de la future convention sur la coproduction de séries TV. Consultée par Contexte, la lettre tient plus de l’exigence que de la demande : avec cette annexe, la convention « pourrait empiéter sur le droit de l’Union européenne ». Rien de moins.
Le Conseil de l’Europe, qui couvre l’UE et le reste du continent, y installe des critères pour définir les « producteurs indépendants » et réserver des aides aux productions les impliquant. Ce modèle est soutenu par les CNC et les producteurs indépendants européens au nom de la diversité culturelle. Il déplaît profondément aux chaînes TV privées (ACT) et publiques (UER), qui y voient un façonnage du marché européen, en amont de la grande évaluation de la directive services de médias audiovisuels (SMA), fin 2026. Soit le texte fondamental du marché audiovisuel, qui électrise déjà Bruxelles.
Entre la Commission et les producteurs, « je t’aime, moi non plus »
La lettre de la Commission a paniqué les défenseurs du texte, qui y voient une tentative de torpillage de la convention par l’exécutif européen, à deux semaines de son adoption par les ministres, après quatre ans de discussions. Pour l’une de ces personnes, la Commission « a sorti l’arme atomique » : « Ils ont appuyé sur le plus gros bouton à leur disposition. »
Selon nos informations, la missive a reçu une réponse quasi immédiate de Rachida Dati, la ministre française de la culture, aidée du CNC. Elle y défend l’importance de la production indépendante, qui porte des projets plus « risqués » que les diffuseurs, et assure que la convention ne porte pas atteinte au droit de l’Union européenne.
La convention a finalement été adoptée, sans encombre, le 26 novembre, avec une nouvelle mention qu’elle n’empiète pas sur le droit de l’Union. Pour autant, cette séquence est un signe supplémentaire du désamour que les producteurs indépendants perçoivent de la Commission, selon nos interlocuteurs. « La Commission a fait son choix contre la production indépendante. Elle veut ouvrir les fonds publics [aux diffuseurs TV] », lance l’une de nos sources.
D’un côté, la Commission a fait de la compétitivité son principal objectif politique. Et pour l’audiovisuel, il passe avant tout par la défense des diffuseurs TV européens face aux services de vidéo à la demande (VOD) américains et aux plateformes de partage vidéo comme YouTube. Les chaînes TV privées se sont positionnées sur ce créneau de la compétitivité prôné par la Commission. C’est l’un des points cardinaux de son état des lieux de l’industrie, publié en septembre, puis de son « bouclier démocratique », paru en novembre.
De l’autre, les CNC et producteurs indépendants, au cœur du modèle français, défendent le soutien public à ces producteurs, au nom de la diversité culturelle, quitte à assumer des pertes par principe. C’est l’objectif de cette convention du Conseil de l’Europe, destinée à faciliter le soutien à ces productions plus « risquées ».
Des signes de désamour. À l’été 2024, des producteurs avaient ouvert un débat : retirer à la DG Connect, accusée de privilégier la compétitivité, la responsabilité du fonds européen « media », pour le confier à la Direction générale de la culture (EAC), aux objectifs essentiellement culturels. En parallèle, le CNC et le ministère de la culture français s’inquiétaient ouvertement des projets de la DG Connect sur le budget annuel de l’UE à l’époque (relire notre analyse). L’unité est finalement restée à la DG Connect, avec le soutien des chaînes TV. L’épisode a contribué à assombrir les relations entre ces producteurs et l’administration de la Commission, selon certains interlocuteurs. L’exécutif a depuis supprimé le fléchage explicite de fonds vers la production indépendante dans son futur budget européen (2028-2034) de l’audiovisuel, au nom de la flexibilité voulue par Ursula von der Leyen dans tous les domaines.
La définition de la discorde
Dans les faits, la Commission s’oppose à l’écriture de cette définition de « producteur indépendant », à partir de deux critères classiques d’indépendance, du capital et du volume de commande. Selon la Commission, elle risque d’influencer l’évaluation de la directive SMA, le socle du marché audiovisuel de l’Union.
Cette peur, c’est celle des chaînes TV privées et publiques elles-mêmes, exprimée dans de nombreuses lettres et analyses juridiques depuis deux ans, consultées par Contexte. « Cette convention ne doit pas être une manière de contourner […] les discussions politiques en cours à Bruxelles », écrivait par exemple l’ACT au Conseil de l’Europe, en 2023.
« Nous ne souhaitons pas que la convention instaure de fait des standards au niveau européen. […] Elle met en place beaucoup de concepts, juste quand nos discussions sur SMA débutent », nous a déclaré l’UER avant la publication de la version finale du texte. L’organisation avait demandé la suppression de l’annexe, dans un document d’octobre 2024.
La Commission est d’accord. Giuseppe Abbamonte, directeur des médias à la DG Connect, s’opposait à cette définition, évoquant la nouvelle concurrence de Netflix et YouTube, et l’existence de producteurs indépendants plus grands que des groupes TV, lors d’une rencontre et dans un courriel de septembre 2024. Ce courriel de la Commission a servi d’argument explicite à l’ACT contre la convention, dans un courrier adressé au Conseil de l’Europe quelques mois plus tard.
Ces arguments des chaînes TV et de la Commission sont sans fondement, jurent les CNC. La convention est volontaire, et les critères pour définir ces producteurs ne s’appliquent que si l’État signataire n’a pas déjà de définition nationale, comme c’est le cas dans seulement quatre États de l’Union. « Par conséquent, elle n’a aucune incidence sur le cadre national ou européen et n’entrave en aucune manière l’évaluation de la directive SMA », nous déclare la fédération européenne des CNC (Efad). « Les critères sont suffisamment larges pour ne poser aucun risque pour la Commission », estime une participante aux discussions.
« Le calendrier des discussions du Conseil de l’Europe est totalement indépendant de l’agenda de l’UE, dans un forum distinct, sans préjudice du cadre de l’Union. L’implication de la Commission européenne dans cette question est quelque peu surprenante », juge le lobby des CNC.
Selon la Commission, ces rencontres, e-mails et lettres ne signifient rien. « Nous avons suivi les discussions sur la convention au Conseil de l’Europe, mais nous n’y avons pas pris part », s’est contenté de répondre l’exécutif à Contexte.
Ça te dérange si on va chez moi ?
Le désaccord profond entre CNC et producteurs indépendants d’un côté, et les chaînes TV de l’autre, s’est illustré sur la procédure. La convention a été écrite par des représentants des États au sein du groupe de travail sur la culture (CDCPP), sous le patronage d’Eurimages, le fonds culturel du Conseil de l’Europe. Et non dans le groupe de travail sur les médias (CDMSI), qui a simplement donné son avis. Ce choix a été déterminant sur le fond.
Les CNC et lobbys des producteurs indépendants se sont fortement investis dans ces discussions. « Le European Producers Club (EPC) a été impliqué dès le tout début de la procédure de Budapest, en 2021, sur cette initiative cruciale, en partenariat étroit avec le Cepi », un autre lobby de ces producteurs, nous déclare Julie-Jeanne Régnault, directrice générale de l’EPC.
Cette procédure ulcère les chaînes TV privées depuis deux ans. Elles ont fini par réclamer « l’arrêt urgent » de la convention, dans une lettre de juillet 2024 consultée par Contexte. « Les travaux du CDCPP doivent être ignorés dans leur intégralité », ont renchéri les lobbys nationaux des chaînes TV privées, trois mois plus tard. La raison ? Un fonctionnement en huis clos servant les intérêts des producteurs indépendants, des avis juridiques « enterrés », et surtout un dédain « pour les inquiétudes de la Commission européenne ».
En février 2025, l’ACT a réclamé au Conseil de l’Europe d’enquêter sur ces « irrégularités », dont la gravité « ne saurait être surestimée ». Son secrétariat général a rapidement émis une fin de non-recevoir, estimant que « les procédures guidant les travaux intergouvernementaux ont été respectées et tous les efforts ont été fournis pour une large consultation ».
Pour les chaînes TV, il fallait confier ce dossier au groupe de travail des « médias ». Ce dernier est en principe plus sensible à leur position et à la ligne de la Commission, plus focalisée sur le marché, selon certains interlocuteurs. L’idée d’une coordination des États membres de l’UE dans ces travaux a d’ailleurs été évoquée en groupe de travail audiovisuel du Conseil de l’UE à Bruxelles, selon nos informations. Les États membres l’ont refusée, préférant décider individuellement à Strasbourg.
Pile, c’est de la culture, face, de la régulation de marché
Les chaînes TV sont d’autant plus courroucées contre cette convention qu’elles estiment qu’elle régit les relations entre diffuseurs TV et producteurs, qui structurent l’industrie audiovisuelle. La convention introduit ainsi, pour les projets qu’elle couvre :
- l’obligation de partager les droits et revenus avec chaque producteur indépendant ;
- l’obligation pour les diffuseurs de partager des données d’audience avec le producteur.
« Si le texte est adopté en l’état, nous aurons plus de difficultés à investir. Nous pourrons conserver moins d’œuvres sur le long terme », estiment les chaînes publiques (UER) auprès de Contexte. Le lobby a proposé, l’an dernier, de supprimer cette rétention des droits. Dès 2023, l’ACT réclamait la « mise au rebut totale » de ces mesures.
« Nous n’avons pas vu une seule étude d’impact sur ce dossier, ce qui est étrange. Cette convention risque de fixer des règles pour le marché, que ses auteurs le veuillent ou non », assure l’UER à Contexte.
Que nenni, répondent les CNC. « Les demandes d’étude d’impact sur le marché ignorent complètement l’objectif culturel de la convention », défend leur fédération européenne (Efad). « Le projet de convention ne prévoit aucune harmonisation en [matière de mise en œuvre de la directive SMA], ni quelque forme que ce soit de régulation de l’audiovisuel. […] Les pays membres demeurent parfaitement libres du choix des mesures facilitant la production des œuvres réellement européennes », nous déclare le CNC français.
Si tu reviens, j’annule tout
Pourtant, assure la Commission en public et en privé, les passes d’armes avec les producteurs indépendants depuis un an à Bruxelles, et ce refus d’une définition européenne, ne signifient pas un abandon du secteur.
« Nous poursuivrons et renforcerons notre soutien à la production indépendante et à la distribution transfrontalière » dans le prochain budget européen (AgoraEU), a promis Henna Virkkunen en commission de la culture, le 20 octobre. « Dans le même temps, nous devons faire plus et nous devons avoir plus d’impact », a-t-elle ajouté. Un signal, en creux, en faveur de champions européens de l’audiovisuel, qu’ils soient producteurs ou diffuseurs.
Sur le fond, l’exécutif est frileux concernant l’idée de toucher à l’équilibre trouvé dans chaque État, et même aux régimes de financement qu’il considère comme disproportionnés. Il promet de ne pas se pencher sur les relations entre diffuseurs et producteurs dans son évaluation de la directive SMA, de peur de s’embourber dans ce dossier explosif.
Cette guerre à bas bruit à Strasbourg montre d’ailleurs les grandes lignes de fracture auxquelles la Commission est confrontée dans ses négociations bruxelloises. D’un côté, les producteurs indépendants félicitent cette convention. De l’autre, l’ACT demande aux ministres d’attendre « l’issue des évaluations [de la directive SMA et d’Europe Créative] avant d’examiner s’il est judicieux de ratifier cette convention », citant les frictions avec le droit européen mentionnées par Henna Virkkunen dans sa lettre. La convention pourra être ratifiée par chaque État membre dès début 2026.
En attendant, les lobbys de l’audiovisuel préfèrent ne pas rouvrir la directive, pour éviter ces discussions difficiles, aujourd’hui tranchées au niveau national. Pour autant, chacun a sa liste de courses en cas de réouverture du texte, probable pour réguler les influenceurs et plateformes de partage vidéo.
Les députés ajoutent leur pièce au débat
La division entre producteurs et diffuseurs TV s’est aussi illustrée par l’avis de l’assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe sur la convention, daté d’octobre. Brandi par la vice-présidente exécutive chargée des médias de la Commission, Henna Virkkunen, dans sa lettre de novembre, cet avis est rejeté par les défenseurs de la convention.L’assemblée parlementaire y porte les demandes des chaînes TV, à savoir la suppression de la définition de producteur indépendant et des règles imposant un partage des droits entre producteur et diffuseur, et de la communication des données d’audience. Le lobby des CNC s’est dit « profondément déçu » du texte.