Vingt-trois occurrences pour la compétitivité, contre deux pour l’environnement, dans les « grandes orientations » d’Ursula von der Leyen, réélue à la tête de la Commission européenne le 18 juillet. Au Parlement, les élections européennes de juin ont rebattu les cartes des forces politiques : les effectifs anti-normes environnementales sont plus nombreux (CRE, PFE), et la droite (PPE), clé de toute majorité, est moins volontariste. Cette dernière pourrait d’ailleurs se laisser tenter par des soutiens d’extrême droite sur certains textes environnementaux (lire l’article de Contexte Pouvoirs).
Le Green Deal n’est pas liquidé, mais ce paysage politique donne d’ores et déjà du fil à retordre aux promoteurs de la protection environnementale, qui s’activent pour préparer leur stratégie en amont du début du travail législatif. Entre adaptation, conversion au réalisme, et questionnement sur le cordon sanitaire, plusieurs méthodes sont sur la table.
« Ça va être plus compliqué »
C’est ce que disent de nombreux lobbyistes de l’environnement, qui regardent l’avenir, et le nouvel hémicycle, avec un air morose. Même s’ils ont vu leurs craintes – une alliance entre Ursula von der Leyen et les ultraconservateurs (CRE), la rupture du cordon sanitaire avec l’extrême droite – se dissiper, l’heure n’est pas à l’optimisme béat.
« On se rend compte qu’on a été assez gâtés pendant le mandat précédent, sur les questions environnementales et climatiques », soupire Thomas Lymes, du réseau Eurocities. « On est quand même inquiets de la tournure du prochain mandat. »
Inquiétude partagée par le Bureau européen de l’environnement (BEE), Oceana, et le Corporate Leaders Group notamment.
Les équilibres du Parlement ne sont pas radicalement chamboulés : pour Joan Marc Simon, fondateur de Zero Waste Europe, « il y a toujours une majorité pro-européenne et pro-environnement ». Mais plusieurs organisations pointent la perte d’alliés au sein des libéraux et des Verts, qui ont des effectifs plus modestes. L’équation se complique d’autant plus qu’il est désormais impossible de se passer de la droite (le Parti populaire européen, PPE) pour voter un texte, contrairement au mandat précédent (relire notre article). « Ce qu’on a fait sur le devoir de vigilance et la restauration de la nature, on ne peut plus le faire aujourd’hui », explique Marie Toussaint, eurodéputée écologiste, lors de la première plénière du Parlement.
« On n’est plus dans les cinq glorieuses du précédent mandat », regrette Nicolas Fournier, directeur de campagne chez l’ONG Oceana. « Il va falloir adapter nos discours. »
En commençant par s’emparer du mot qui est sur toutes les lèvres : la compétitivité.
Compétitivité, le nouveau mantra
Ce terme s’est imposé dans les priorités de la présidente de la Commission, mais aussi dans les grandes lignes de l’agenda stratégique. Les lobbys de l’environnement l’ont compris, et comptent bien s’inscrire dans cette tendance.
« On a un énorme travail de déconstruction des idées préconçues sur nous, à faire », explique Nicolas Fournier. « Si on cherche à protéger les océans, c’est aussi pour que les pêcheurs artisanaux puissent continuer leur activité, et même pêcher plus. On pense aussi renforcer nos messages sur des aspects plus techniques, comme la pêche illégale. On a toujours bien travaillé avec le PPE là-dessus, car ça peut bénéficier aux gros opérateurs économiques européens au niveau mondial. »
Et Nicolas Fournier est loin d’être le seul à vouloir adapter sa stratégie. Sur l’économie circulaire, Zero Waste Europe et Ecos estiment avoir des arguments à exploiter sur l’autonomie européenne, la sécurité et la compétitivité. « Il va falloir qu’on passe plus de temps à expliquer en quoi ce qu’on propose contribue à ces objectifs », explique Joan Marc Simon.
Le Corporate Leaders Groups (CLG), réseau d’entreprises volontaristes dans le domaine de l’environnement, qui compte des branches de grandes entreprises comme Ikea ou Coca-Cola, prévoit d’appliquer une méthode similaire. En insistant sur les opportunités économiques : « Qui de mieux [placé] que les entreprises pour aborder la compétitivité ? Ce sont des témoins de premier plan », pour Adeline Rochet, chargée de mission au sein du CLG Europe. « C’est le narratif auquel on doit s’adapter, analyse Faustine Bas-Defossez, directrice des départements nature, santé, et environnement au BEE. Je pense que toutes les ONG environnementales se retrouveront là-dessus. »
De nombreux lobbyistes tombent ainsi d’accord sur le cœur de la stratégie : l’emballage change, mais pas question de toucher au contenu du paquet. « Nos recommandations sont les mêmes, explique Adeline Rochet. Ce qui change, c’est la manière dont c’est formulé, en partant de ce qui domine le débat public. »
Limiter la casse
Adapter le discours ne suffira pas. Plusieurs ONG se préparent aussi à protéger les normes existantes, et la mise en œuvre des textes. Pour Nicolas Fournier et Rémi Cossetti (Seas at Risk), il s’agit par exemple de suivre le sort de la politique commune de la pêche, qui pourrait être révisée, et d’éviter que les normes environnementales en pâtissent. Plusieurs acteurs, parmi lesquels Ecos, Oceana, Seas at Risk, et le BEE, comptent aussi surveiller la législation secondaire de près : les dizaines de textes adoptés dans le cadre du Green Deal n’attendent plus que d’être appliqués, ce qui représente déjà un travail colossal.
« Ce qui change surtout par rapport au mandat précédent, c’est qu’on sera plus en réaction qu’en force de proposition », estime Rémi Cossetti. « Dans un monde idéal, on aurait demandé plus, mais là, il va falloir être réaliste. Mettre en œuvre correctement le cadre existant, ce serait déjà bien », abonde Nicolas Fournier.
« On va devoir mener une bataille sur deux fronts : protéger les acquis et continuer à pousser pour la protection de l’environnement, parce qu’on ne peut pas se permettre de perdre cinq ans. L’urgence planétaire est là », conclut Faustine Bas-Defossez (BEE).
Conversion au pragmatisme
Pour porter des revendications qui ont, a priori, moins la cote, les ONG se cherchent des alliés stratégiques, notamment pour se rapprocher de la droite.
Le travail ne part pas de zéro, souligne un membre d’une ONG : « On a toujours travaillé avec le PPE, ça aurait été naïf de ne pas le faire, même s’il existait une majorité sans eux. C’est le groupe le plus important. Et non, on ne leur présente pas nos demandes de la même façon qu’aux socialistes, c’est le b.a.-ba du lobbying. »
Mais l’enjeu d’échanger avec eux est plus pressant.
« On s’est rendu compte que nos liens avec des acteurs économiques, ça ne suffisait pas pour accéder facilement à ce groupe [PPE]. Ce sera l’enjeu sous ce mandat, d’avoir des liens plus importants, d’aller leur parler beaucoup plus », explique une source dans un groupe d’acteurs économiques.
Les lobbys environnementaux s’intéressent ainsi à des partenariats peu ou pas exploités sous le précédent mandat. En faisant appel, par exemple, à des associations chrétiennes, pour porter les revendications environnementales et approcher plus facilement certains députés. « Ça pourrait être des collaborations ponctuelles affichées, ou on pourrait aussi leur demander de présenter nos demandes, sans dire que ça vient de nous », explique une source issue d’une ONG.
« Aujourd’hui, à Bruxelles, les grands lobbys de la pêche représentent le secteur industriel, les bateaux-usines. On a un enjeu à faire entendre les voix d’autres acteurs économiques, qui dépendent de la bonne santé de l’océan, comme les pêcheurs artisanaux ou les clubs de plongée », selon Nicolas Fournier.
Chez Eurocities, Thomas Lymes évoque un renforcement du dialogue avec les industries, notamment les entreprises de technologies de dépollution. « Elles nous approchent aussi, et ça peut être une piste, sous réserve de trouver un terrain d’entente. »
« On défend une approche pragmatique, en bâtissant des majorités plus diverses qu’au précédent mandat, dossier par dossier, conclut Nicolas Fournier. On espère y arriver avec le PPE, et potentiellement des députés Patriotes, selon les sujets. »
Couper le cordon
Dans l’hémicycle, le « cordon sanitaire » excluant l’extrême droite des postes à responsabilité est toujours effectif. Il s’est cependant affaibli lors du précédent mandat, et certains textes, comme celui sur les pesticides, ont vu leur sort scellé par un vote commun de toutes les forces de droite, extrême droite comprise. Les lobbys s’interrogent sur la place à donner à cette force politique.
« Pas les plus bosseurs », « pas très compétents », « pas réceptifs à des arguments rationnels », « jamais là », « pas vraiment dans une dynamique constructive », « totalement inutiles »… À chacun sa formulation, mais le constat est le même : pour plusieurs lobbyistes, l’absence de l’extrême droite à la table des négociations rend le travail avec ses eurodéputés superflu. « Il y a aussi une question de crédibilité, qui fait qu’on est réticent à aller vers eux », admet un interlocuteur.
Si l’extrême droite n’est pas devenue incontournable dans les négociations, pour plusieurs lobbyistes, sa capacité à peser sur les votes justifie de ne pas l’exclure complètement.
« À mon sens, ce serait une erreur stratégique. Il faut avoir la meilleure politique environnementale possible, même si ça doit passer par là », confie le cadre d’une ONG. « S’interdire de leur parler, c’est se tirer une balle dans le pied », abonde Nicolas Fournier. « Le Rassemblement national défend la petite pêche, ça peut être un point d’entrée qui résonne avec eux, poursuit-il. Mais ils ne nous répondent pas toujours. »
Pour d’autres, il y a un enjeu de cohérence interne, et des discussions sont en cours pour décider d’une ligne commune. « Certains de nos membres travaillent déjà avec l’extrême droite, parce qu’elle est au pouvoir dans leurs pays. Eux n’ont pas le choix, donc forcément ça crée un débat en interne », confie un lobbyiste.
Du côté des ultraconservateurs (CRE), ce sera au cas par cas, selon les dossiers et les délégations nationales. « Certaines délégations pourraient mettre en danger notre crédibilité. On ne va pas crier sur les toits qu’on veut travailler avec les ultraconservateurs, mais eux ne sont pas touchés par le cordon sanitaire », estime un chargé de plaidoyer environnemental, cité précédemment. « La Belgique va avoir un premier ministre CRE, ça voudrait dire qu’il ne faut pas faire de lobbying auprès de lui ? Je ne pense pas que ce soit la meilleure option pour l’environnement », conclut Jean-Luc Wietor, chargé du bâtiment et de l’industrie (Ecos).