Vue du ciel, la Commission européenne ressemble à une étoile. Mais c’est une pyramide que décrivent ceux qui y travaillent. Centralisation du pouvoir oblige. « Absolument tout se décide au cabinet de la présidente », résume un haut fonctionnaire de l’exécutif européen en ce début de second mandat d’Ursula von der Leyen. Et ils sont nombreux, gravitant autour de l’institution, à partager le constat.
« Le niveau de centralisation n’a rien à voir avec ce qu’on connaissait à l’époque », raconte un ancien directeur de cabinet de commissaire ayant officié entre 2019 et 2024 (von der Leyen 1).
Pourtant, le treizième étage, qui abrite les bureaux de l’Allemande et de son équipe, concentrait déjà beaucoup de pouvoir ces cinq dernières années. Mais si hier « ils apprenaient », aujourd’hui « ils savent ce qu’ils veulent faire » et comment manœuvrer au sein de l’institution.
Dans ces jours où l’UE prépare sa riposte aux droits de douane américains qui la frappent, ce dernier étage est plus que jamais l’espace où tout s’arbitre.
« Politburo »
Deux individus tiennent les rênes : Ursula von der Leyen et Bjoern Seibert, son fidèle directeur de cabinet issu des cercles de confiance berlinois. On le dit « esprit brillant ». À 43 ans, ce spécialiste des questions de défense est parfois comparé à Martin Selmayr, qui a occupé le même poste auprès de l’ancien président de la Commission, Jean-Claude Juncker (2014-2019), et fut accusé de faire régner la terreur pour mieux asseoir son pouvoir. Comme lui, Bjoern Seibert « fait peur à tout le monde », raconte un de ceux qui le côtoient de loin en loin. Un autre, dans une capitale, le qualifie d’« ingérable ».
Le « dircab » de von der Leyen est réputé capable de se mettre fortement en colère. Alors « tous, on essaie d’anticiper ses réactions, personne n’ose avancer car personne ne veut être responsable d’avoir mis Bjoern hors de lui », raconte notre premier témoin.
Lui n’hésite pas à comparer le fonctionnement de l’exécutif européen à un « politburo » de l’ère soviétique. Un système qui inspire la crainte et qui finirait par nuire à l’institution, explique-t-il en substance. Car, selon lui, toutes les informations ne sont pas remontées, par peur de représailles. Et lorsqu’elles le sont, il y a embouteillage sur un seul et même bureau, au treizième étage.
Arbitrages in extremis
Alors les dossiers traînent et les arbitrages se font attendre. Entre septembre et décembre dernier par exemple, les services de la Commission préparaient le pacte pour une industrie propre. Mais sans obtenir aucun retour du cabinet d’Ursula von der Leyen, donc sans pouvoir arrêter la moindre orientation. Le texte constituait pourtant une annonce majeure voulue par la présidente pour les cent premiers jours de son mandat.
« Son cabinet était complètement focalisé sur autre chose et n’a commencé à s’intéresser à ce “pacte” que fin janvier, un peu tard pour un texte prévu fin février, raconte une source en interne. Mais c’est leur manière de fonctionner. »
Ces décisions de dernière minute, tombées d’en haut, peuvent avoir des implications financières considérables. Ainsi, la banque de la décarbonation, annoncée le 26 février, a été dotée de 100 milliards d’euros sur décision du cabinet von der Leyen quelques heures avant sa présentation à la presse, a appris Contexte. Même jeu de chiffrage lors des annonces sur le renforcement de la défense européenne. L’entourage de la présidente a « fait des calculs pour arriver à 800 milliards d’euros, ça faisait bien », suffisamment massif, commente un bon connaisseur du dossier. Un détail toutefois : selon nos informations, le commissaire chargé de la Défense n’avait pas vraiment été mis au courant avant l’annonce officielle.
En interne, certains anticipent déjà les prochains arbitrages rendus in extremis. À l’image de ce fonctionnaire qui s’intéresse au prochain « omnibus » de simplification législative. « Pour la définition des entreprises à capitalisation moyenne [midcaps], comme d’habitude, on saura la veille au soir le plafond retenu », souffle-t-il.
Le cabinet de la présidente se mêle de tout, jusqu’au contenu des actes délégués – ces législations secondaires censées préciser des aspects très techniques d’un texte de loi. Celui définissant l’hydrogène bas carbone est bloqué au plus haut niveau car jugé trop sensible. Il pourrait raviver les tensions franco-allemandes propres aux sujets nucléaires. Quant à l’automobile, chère aux conservateurs allemands, « si on change une virgule, un texte devra passer sur le bureau de von der Leyen », constate un observateur.
Pas d’engagements
La situation laisse peu de marge de manœuvre aux vice-présidents de l’institution et aux commissaires. Pas question de leur accorder la primeur des annonces, même s’il s’agit de leurs dossiers.
Lors des « dialogues stratégiques » (sur l’automobile, l’agriculture, la chimie, etc.) avec des cercles d’industriels, « les commissaires ont reçu l’instruction de ne pas prendre eux-mêmes d’engagements », raconte un membre de cabinet. « On s’adapte », nuance un autre, qui dit s’accommoder de la méthode von der Leyen. Ce dernier assure qu’avec le reste de son équipe en cabinet, il « réussit à faire passer les idées et priorités tout en haut », même si elles sont ensuite « challengées et débattues ».
L’entourage des commissaires est d’ailleurs fortement surveillé. Les équipes rapprochées, d’abord. Fin 2024, Bjoern Seibert a savamment épluché les CV des postulants dans les différents cabinets, écartant les plus politiques ou les fonctionnaires trop indomptables. Plaçant çà et là des profils qui ont sa confiance. On compte ainsi huit directeurs de cabinet ou adjoints ayant la nationalité allemande (contre six Français, Estelle Göger ayant la double nationalité).
Des directeurs généraux qui ont la cote
Les directeurs généraux, ensuite. Ces postes de pilotage des administrations thématiques – budget, industrie, climat… – sont des rouages essentiels de la prise de décision. Officiellement, ils sont sous la responsabilité d’un commissaire ou d’un vice-président. Mais de plus en plus souvent, c’est à Ursula von der Leyen directement qu’ils rendent des comptes.
« Puisque beaucoup ont été nommés par von der Leyen ces dernières années, ils ont développé une relation directe avec elle et peuvent aller la voir directement », analyse un fin connaisseur du système en interne.
Stéphanie Riso, une ancienne du cabinet de la présidente, est ainsi à la tête de la DG Budget et Kurt Vandenberghe – ex-conseiller Green Deal de l’Allemande – pilote désormais la DG Climat.
« La méthode von der Leyen est très bénéfique pour les directeurs généraux. Ils gagnent en influence car ils savent que leur commissaire ne pèse pas », analyse un haut fonctionnaire.
Plusieurs années pour « faire le poids »
C’est une autre des clés de la centralisation du pouvoir : des commissaires qui font profil bas. « Aucune figure au sein du collège n’émerge ni ne bronche », commente cette source. Même la première vice-présidente, Teresa Ribera, pourtant expérimentée et réputée pour sa trempe, « ne pèse pas vraiment, pour le moment ».
Quant au Français Stéphane Séjourné, il peine à intégrer tous les codes de l’institution et doit encore prouver qu’il peut gagner des arbitrages. « Ça a commencé par le Mercosur », se souvient un fonctionnaire. En décembre, Ursula von der Leyen annonçait la finalisation de l’accord commercial avec cette région d’Amérique du Sud, auquel Paris s’oppose, « et personne n’a tiqué en interne, pas même Stéphane Séjourné ». Pourtant le commissaire au Commerce est sous la responsabilité du vice-président français. « Paris avait même voulu ce poste en partie pour ça », analyse ce même interlocuteur.
Le directeur de cabinet du Français, Bertrand L’Huillier, est lui aussi attendu au tournant. Si une source parisienne dit avoir à propos de lui d’« excellents retours », d’autres notaient, à son arrivée il y a quelques mois, son manque d’expérience de l’institution. Passé par le cabinet d’un Stéphane Séjourné chef de groupe au Parlement européen, puis par le Quai d’Orsay pour suivre ce dernier, Bertrand L’Huillier ne compte pas ses heures, mais doit encore apprendre à maîtriser les rouages de la Commission. Et cela peut prendre plusieurs années, se souvient un ancien « dircab ».
Difficile, pour le moment, de « faire le poids face aux directeurs de cabinet allemands des commissaires Dombrovskis et Šefčovič, qui connaissent très bien la boutique [et qui] iront directement voir la boss », explique un haut fonctionnaire.
Ce manque de prise des commissaires sur les décisions a été rapidement perçu à l’extérieur de l’institution. Même si, côté États membres, la méthode est loin de susciter l’affolement. « Au moins ça avance », note un diplomate. « Ça fonctionne », complète un autre, issu d’un grand pays, qui dit trouver encore « la marge pour gagner des arbitrages ».
La situation laisse toutefois les lobbyistes plus circonspects. « C’est la première fois qu’on se dit qu’il vaut mieux aller directement parler au cabinet von der Leyen sur nos dossiers », confie un représentant d’intérêts bruxellois. « Nos interlocuteurs habituels ne sont au courant de rien », déplore un second.
Responsabilités diluées
L’organisation même du travail et la répartition des responsabilités au sein du collège sont un autre moyen pour la présidente et son équipe de garder la main.
Toujours dans le cadre de l’élaboration du pacte pour une industrie propre, présenté le 26 février, trois cabinets – dont ceux de deux vice-présidents – étaient chargés de cette initiative. Une dispersion « jamais vue », commente une source en interne. Le texte était écartelé entre trois forces politiques. Un libéral (Stéphane Séjourné), une socialiste (Teresa Ribera) et un PPE (Wopke Hoekstra). « Alors forcément, à la fin c’est le cabinet von der Leyen qui tranche. »
Même le Secrétariat général de l’institution, censé jouer ce rôle de coordination, est affaibli. « En interne, la hiérarchie ne donne aucune ligne directrice claire, donc le SecGen est juste une boîte aux lettres très urgente », déplore un fonctionnaire. Le service est, en outre, maintenu dans l’attente d’une réorganisation interne, sans cesse reportée. Confronté à l’incertitude, personne n’ose faire de vagues.
Occuper les commissaires
Et la création de « groupes de projets » n’arrange rien. Cette invention du second mandat brouille encore les responsabilités. Les commissaires et vice-présidents sont désormais répartis en quatorze équipes thématiques planchant sur « l’Union de la défense » ou sur « l’intelligence artificielle ». Selon ce système, un commissaire est à même de piloter un groupe dans lequel siège un vice-président. Et, bien sûr, « la présidente peut décider d’assister au groupe et de le présider elle-même », précisent les règles de procédure. Son cabinet, lui, sera systématiquement invité aux réunions. Une machinerie qui « sert simplement à occuper les commissaires pendant que von der Leyen fait ce qu’elle veut », siffle un haut fonctionnaire.
Si l’idée est d’organiser la discussion au sein du collège, « pourquoi ne pas faire des débats d’orientation lors de la réunion [des commissaires] du mercredi ? Il n’y en a presque plus », déplore une autre source interne.