« Everyone has a plan until they get hit. »
Pensée pour le ring, la célèbre formule du boxeur Mike Tyson pourrait également s’appliquer aux négociations sur l’ambition climatique de l’UE à l’horizon 2040. Sur papier, le projet de la Commission européenne semblait limpide : ajouter quelques lignes à la loi européenne sur le climat pour y inscrire un objectif de réduction des émissions nettes de gaz à effet de serre de 90 % par rapport à 1990. Un simple point d’étape vers l’objectif déjà acté de neutralité climatique en 2050. Mais le plan s’est désarticulé au fil des uppercuts des États membres.
Et voici que le sujet est sur le point d’être débattu entre les dirigeants des Vingt-Sept lors du sommet du 23 octobre, faisant craindre un grand marchandage.
Un simple chiffre devenu extrêmement politique
Les premiers coups sont venus de Berlin et de Varsovie. Prévue initialement au début de cette année 2025, la présentation de la proposition législative avait été mise en attente afin de ne pas influencer les élections fédérales en Allemagne (23 février) et la présidentielle en Pologne (18 mai et 1ᵉʳ juin). Selon plusieurs sources, l’objectif était d’éviter que les partis populistes ne s’emparent du sujet en accusant les gouvernements polonais et allemands de négocier à Bruxelles des objectifs climatiques irréalistes et coûteux.
Le texte n’est finalement dévoilé que le 2 juillet. En fin diplomate, le commissaire européen au climat, Wopke Hoekstra, a alors pris soin de justifier ce retard par la nécessité de consulter davantage les États et le Parlement européen sur l’introduction de « flexibilités » visant à obtenir le plus large soutien possible. Si l’objectif de – 90 % est conservé, la proposition mise sur la table inclut une liste de 18 « conditions » censées faciliter l’atteinte de la cible (relire notre article).
Mais cette bonne volonté de la Commission se heurte à une offensive non prévue de Paris, lancée dès la fin juin. Emmanuel Macron lâche le coup de grâce. Il se joint au groupe de pays d’Europe centrale et de l’Est (Hongrie, Slovaquie, Pologne, République tchèque, Estonie…) qui réclament un débat entre les dirigeants.
Pour le président français, le sujet est trop politique pour se limiter au niveau ministériel (comme le souhaitent la Commission et la présidence danoise du Conseil). Quitte à prendre le risque d’un blocage à cause de la règle de l’unanimité qui s’applique au Conseil européen. Le chancelier allemand, Friedrich Merz, lui emboîte le pas en septembre, quelques jours après un sommet franco-allemand à Toulon (relire notre article).
Le risque d’un grand marchandage
Face à cette pression des États, une « discussion stratégique » entre les dirigeants est désormais prévue dans le cadre du sommet du 23 octobre. Son objectif est de fournir des lignes directrices sur l’ensemble des mesures à mettre en place pour faciliter l’atteinte de l’objectif de – 90 % proposé par la Commission. Il reviendrait ensuite aux ministres chargés du climat de conclure un accord lors du Conseil environnement du 4 novembre, suivant la règle de la majorité qualifiée.
Ça, c’est pour la théorie. En pratique, la Commission craint que la discussion ne tourne au grand marchandage, chaque capitale cherchant à négocier son soutien à l’objectif en échange de concessions sur d’autres dossiers, au risque de mettre à mal les objectifs climatiques. Une préoccupation partagée par plusieurs sources diplomatiques.
« Le risque principal est que tous les États viennent avec leur liste de souhaits et qu’ils se retrouvent à discuter de tout, et donc de rien », estime l’une d’elles.
La partie climat des conclusions du Conseil européen pourrait se transformer en « sapin de Noël », selon une autre. Elle prévient : « Si un pays tente d’y inscrire certains souhaits, alors il est fort probable que nous essayerons avec les nôtres. »
Certains dirigeants ont déjà commencé à faire monter les enchères. Critiquant le premier projet de conclusions, le premier ministre slovaque, Robert Fico, a assuré sur X qu’il soumettrait « des propositions nettement plus concrètes » concernant l’industrie automobile et les prix de l’énergie.
D’aucuns s’attendent à ce que la question des voitures soit également soulevée par la présidente du Conseil des ministres italien, Giorgia Meloni, et par le chancelier allemand, Friedrich Merz, qui exprime de plus en plus sa volonté de revenir sur l’interdiction des moteurs thermiques en 2035. Selon nos informations, ce dernier n’aurait toutefois pas l’intention d’insister sur ce sujet, se satisfaisant à ce stade d’une mention de la « neutralité technologique » ajoutée dans un nouveau projet de conclusions, daté du 17 octobre.
D’autres États pourraient être tentés d’inviter dans la discussion le futur marché du carbone de l’UE pour les bâtiments et le transport routier (ETS2). Inquiets de son impact sur les prix de l’énergie, 19 pays avaient écrit à la Commission, fin juin, pour lui demander d’étudier des pistes de modification de l’ETS2. Les plus critiques, tels que la République tchèque, la Slovaquie et la Pologne, avaient même appelé à l’annuler ou à reporter son lancement au-delà de 2027.
Outre l’ETS2 et les voitures, la question du partage de l’effort climatique entre les États, traitée dans le règlement ESR (pour « Effort Sharing Regulation »), pourrait également faire surface.
« Il y a un risque que le Conseil européen se lance dans une pré-négociation des objectifs de partage de l’effort [post-2030]. Or ce n’est un secret pour personne que c’est un sujet explosif », nous dit l’un des diplomates déjà cités, avec une opposition Est/Ouest.
Le débat sera également alimenté par la question de la comptabilisation des crédits carbone internationaux dans la cible 2040. Si certains États ont de sérieuses réserves vis-à-vis de ces crédits qui seraient reçus en échange d’un soutien à des projets de décarbonation hors de l’UE (relire notre article), d’autres, notamment la France et l’Allemagne, y voient un outil indispensable pour réduire les émissions de 90 %. Pour la Pologne, ces crédits pourraient même servir à garantir un prix de la tonne de CO₂ abordable en étant incorporés dans le marché du carbone européen (ETS).
Selon la proposition de la Commission, la contribution de ces crédits à l’atteinte de la cible 2040 ne démarrerait qu’à partir de 2036 et ne pourrait pas dépasser 3 % des émissions nettes de l’UE en 1990.
Rassurer les États
Voyant son plan dans les cordes, la Commission s’active pour maintenir sur pied son ambition climatique. Trois jours avant le sommet, sa présidente, Ursula von der Leyen, a décidé d’envoyer une lettre aux Vingt-Sept dans l’espoir de cadrer le débat. Elle y insiste sur l’importance de « maintenir le cap sur la transition de notre économie vers la neutralité climatique et la circularité, en parfaite cohérence avec notre programme en matière de compétitivité et d’indépendance ».
La lettre a surtout pour but de « rassurer certains États » dans certains domaines, selon les mots de deux hauts fonctionnaires européens. Ursula von der Leyen y confirme notamment l’intention de la Commission de prendre en compte les carburants synthétiques et les biocarburants dans la révision du règlement sur les normes de CO₂ des voitures, et annonce des mesures pour aider le secteur des poids lourds. Elle promet également de poursuivre l’agenda de simplification législative et souligne le rôle des solutions énergétiques bas carbone, « dans le respect total du principe de neutralité technologique » si cher à Paris et aux autres pays pronucléaires. En outre, la lettre s’accompagne de mesures visant à répondre aux préoccupations liées aux prix trop élevés ou volatils de l’ETS2.
La marge de manœuvre de la Commission est toutefois étroite : introduire trop de flexibilités pour contenter les capitales risquerait de mettre en danger la capacité de l’UE à atteindre ses ambitions climatiques.
La Hongrie en embuscade
Malgré tous les obstacles qui pourraient survenir durant la réunion entre les dirigeants, António Costa, président du Conseil européen, est déterminé à sortir du ring avec des orientations pour les ministres de l’environnement sur le cadre facilitant l’atteinte de l’objectif climatique 2040. Selon nos informations, son intention première est d’adopter des conclusions écrites par consensus.
Une tâche ardue, d’autant plus que la Hongrie souhaite discuter également de la cible en elle-même (le pourcentage de réduction des émissions à fixer). « Il n’est pas sûr que l’on parvienne à des conclusions à vingt-sept, mais on devrait avoir une position largement majoritaire », anticipe un haut diplomate européen. Si l’unanimité se révèle impossible à obtenir, le Portugais envisage une autre option : des conclusions orales de sa part, en tant que président du Conseil européen. Il s’agirait d’une déclaration visant à refléter la position de la grande majorité des dirigeants, avec l’espoir que cela suffise à débloquer les négociations ministérielles et à éviter que la cible 2040 ne soit mise KO.