EDF approche du point de bascule. Malgré deux années de « Remontada » financière en 2022 et 2023, grâce à l’envolée des prix de l’électricité sur les marchés, le groupe est toujours lesté, fin 2024, d’une dette abyssale de 53 milliards d’euros (pour un chiffre d’affaires de 118 milliards d’euros), et ne génère plus suffisamment de liquidités pour gravir le mur d’investissements qui se dresse face à lui.
Voici le tableau dépeint par la Cour des comptes dans un rapport qui est présenté ce 24 septembre à la commission des finances de l’Assemblée nationale et que Contexte rend public. Cette même commission avait saisi l’institution financière en octobre 2024 pour enquêter sur le modèle économique du champion français de l’électricité.
Selon les magistrats, EDF est confronté à d’importantes incertitudes sur sa capacité de financement à long terme, alors qu’il prépare un programme d’investissement colossal, dans le nucléaire principalement. La Cour des comptes appelle le gouvernement à consolider le modèle économique de l’entreprise, détenue à 100 % par l’État, et à définir une répartition claire de son financement entre les acteurs susceptibles de le supporter : le groupe lui-même, l’État et les clients finals.
Les besoins d’investissements massifs du nucléaire
Selon les projections réalisées en 2023 par EDF, toujours susceptibles d’évolutions, le groupe doit financer des investissements pouvant atteindre 460 milliards d’euros entre 2025 et 2040. L’essentiel concerne les activités en France, en particulier dans le nucléaire.
D’ici à la fin de l’année 2026, EDF prendra sa décision finale d’investissement dans le programme de nouveau nucléaire français, qui prévoit pour l’heure la construction de six EPR2. À cette échéance, l’État pourrait également décider de commander quatre paires supplémentaires de réacteurs, portant le total à quatorze EPR2.
Selon la Cour, le chiffrage du coût « overnight » (c’est-à-dire hors frais financiers) de construction des trois premières paires s’élevait fin 2023 à 67,1 milliards d’euros de 2020, soit 79,9 milliards d’euros de 2023. Et elle évalue à 126,4 milliards d’euros de 2020 (150 milliards d’euros de 2023) le coût des quatorze EPR2.
EDF tablait sur les mêmes ordres de grandeur quand il évaluait, début 2024, le coût des trois premières paires à 67,4 milliards d’euros de 2020 dans un courrier adressé en février 2024 par Luc Rémont à la commission d’enquête sénatoriale sur l’électricité et obtenu par Contexte. Et l’électricien « estime cohérente » une évaluation du coût des quatorze EPR2 à 135,4 milliards d’euros de 2020.
Ces estimations peuvent encore évoluer, puisque EDF devrait rendre à la fin de l’année le devis consolidé des six premiers réacteurs. Mais, sur cette base, l’entreprise anticipe que quatorze réacteurs représenteraient, en euros courants, un montant d’investissements cumulés de 60 milliards d’euros à la fin 2035 et de plus de 115 milliards d’euros en 2040, avance le rapport.
À ces montants faramineux s’ajoutent 30 milliards d’euros courants d’avance de trésorerie à Orano pour financer le renouvellement des installations de gestion de l’amont et de l’aval des combustibles nucléaires entre 2027 et 2040, et 90 milliards d’euros d’investissement pour le maintien en fonctionnement des réacteurs existants jusqu’à leurs 60 ans.
Sur la période, le groupe devrait également investir plus de 100 milliards d’euros sur le réseau d’Enedis, près de 60 milliards d’euros d’investissements à l’étranger ou encore 30 milliards d’euros dans sa filiale EDF Renouvelables.
Le coûteux « renouvellement » des concessions hydroélectriques
Autre dépense à venir pour EDF : le rachat des barrages hydroélectriques. Dans ses dernières trajectoires financières, le groupe a fait l’hypothèse d’un basculement des installations en concession vers un régime d’autorisation d’exploitation. Une solution qu’il a lui-même imaginée en 2023 pour sortir de deux précontentieux ouverts par la Commission européenne, et sur laquelle Bruxelles a donné un accord de principe, après de longues négociations avec la France.
Cette bascule suppose d’énormes dépenses pour EDF puisqu’elle entraînerait la cession à l’électricien des barrages qu’il exploite « à un prix de marché reflétant la valeur économique de ces ouvrages », précise le rapport.
« Dans ce schéma, EDF serait donc redevable en net à l’État d’une somme représentant sensiblement la valeur actuelle nette des installations, après déduction de la valeur de ces mêmes installations jusqu’à l’échéance des concessions en cours », écrit la Cour des comptes.
Sous réserve qu’une solution soit trouvée pour mettre fin aux précontentieux, EDF prévoyait dans ses projections financières une relance des investissements atteignant 15 milliards d’euros entre 2025 et 2040 dans son parc hydroélectrique, rapporte encore la Cour. « Ces investissements ont pour objet des augmentations de puissance de turbinage – pour près de 500 MW, et la création d’au moins 1,5 GW de stations de transfert d’énergie de pompage », se contente d’écrire la Cour. Mais ce chiffrage inclut probablement une estimation du montant qu’EDF devra régler à l’État pour récupérer la propriété des barrages.
Incertitudes liées à la nouvelle régulation du nucléaire
Face à ces investissements gigantesques, le rapport insiste sur les incertitudes qui pèsent sur la capacité de financement du groupe à long terme. En particulier du fait de la nouvelle régulation post-Arenh, qui entrera en vigueur au 1ᵉʳ janvier 2026 et qui expose très fortement les revenus d’EDF aux aléas des prix de marché.
« Entre un prix de 50 € [de 2022]/MWh et un prix de 95 € [de 2022]/MWh sur quinze ans […], l’endettement financier net fin 2040 varierait de 250 à 160 milliards d’euros », illustre la Cour.
Pour autant, le rapport souligne que l’hypothèse d’une régulation via un contrat pour différence (CFD), un temps envisagée par les pouvoirs publics, n’aurait pas permis au groupe de financer son programme d’investissement « en conservant une trajectoire d’endettement soutenable ».
Les auteurs relèvent enfin que la capacité d’autofinancement d’EDF est conditionnée par les performances opérationnelles du parc nucléaire et la réussite de la prolongation de sa durée de vie… Cette dernière étant elle-même conditionnée à la réalisation d’investissements.
« Dans ce contexte, le modèle de financement d’EDF devrait, pour préserver une trajectoire financière soutenable pour le groupe, être défini à partir d’une répartition claire de l’effort financier entre l’État, désormais actionnaire unique, EDF et les clients finals. »
Partage des risques, politique de dividendes et vérité sur les prix
La Cour regrette que le gouvernement n’ait toujours pas précisé le partage des risques liés au programme EPR2. « La fixation précise et préalable des modalités de partage des risques entre EDF et l’État est essentielle pour préserver à la fois les incitations à la conduite du projet, côté entreprise, et les finances publiques », tacle l’institution. D’autant que le prêt bonifié accordé par l’État peut répondre aux besoins de liquidités d’EDF « mais il ne résout pas la question de l’accroissement de l’endettement net et de la dégradation des ratios financiers », ajoute-t-elle.
À cet égard, la Cour appelle l’État à fixer les modalités de partage des risques avec EDF en cas de dérive des coûts et des délais du programme « ou de tout aléa affectant la construction, puis l’exploitation du nouveau parc ». Elle lui demande enfin de préciser la politique de dividendes qui sera appliquée à EDF, notamment sur la période de construction des réacteurs, dans la mesure où celle-ci affecte la trajectoire d’endettement d’EDF.
De son côté, EDF est sommé d’actionner tous les leviers à sa main pour financer ses projets prioritaires.
« Un travail systématique de revue stratégique des investissements, incluant participations et filiales du groupe, apparaît indispensable pour pouvoir, si la situation financière le nécessitait, arbitrer des opérations de cessions le moment venu », écrivent les magistrats.
Dans la dernière partie de son rapport, la Cour des comptes esquisse enfin une réflexion sur la contribution des consommateurs – et de la collectivité en général – au financement du nouveau parc de production d’EDF. Elle souligne la particularité du dispositif post-Arenh qui, en « abandonn[ant] le principe d’une régulation stricte » de la vente de l’électricité produite, permet à EDF de financer la construction des EPR2.
Or, souligne la Cour, il est d’ores et déjà prévu que la production du futur parc sera régulée à l’aide d’un CFD d’un prix maximum de 100 €/MWh, tenant compte du coût complet du nouveau parc.
« Si l’on constatait, au moment de la mise en service du parc futur, que la construction de ce dernier a été financée en partie par les consommateurs actuels (par des prix excédant les coûts complets du parc actuel), la question de la prise en compte de cette contribution pour la fixation du prix du CFD du parc futur mériterait d’être posée », analysent les auteurs.
« La durée du CFD et ses conditions d’exercice seront déterminantes pour apprécier la bonne répercussion des coûts de production du mix français aux clients finals », concluent-ils.