À quelques jours du Festival de Cannes, qui se tient du 13 au 24 mai, la fébrilité se fait sentir à Paris. Les professionnels s’affairent à caler leurs derniers rendez-vous, à préparer leurs événements. « On organise une conférence de presse pour la signature d’une charte sur la défense de la production indépendante, en présence de la députée européenne Emma Rafowicz (S&D), une initiative d’Eurocinema [lobby européen des organisations professionnelles des producteurs] », illustre Marion Golléty, la déléguée générale du Syndicat des producteurs indépendants (SPI).
Les parlementaires se préparent, eux, pour l’un des déplacements les plus intenses de l’année : une délégation du Sénat sera sur place durant le premier week-end du festival, tandis que le groupe cinéma et audiovisuel de l’Assemblée y fera un saut quelques jours avant la clôture. « Ils enchaînent les rendez-vous ! C’est d’autant plus intense qu’à 16 h 30, ils repassent à l’hôtel pour se changer et se rendre à la projection du soir », glisse, amusée, une source parlementaire. Un moment de légèreté au milieu du dense calendrier des élus ?
Un observatoire d’exception
« Pas du tout ! », affirme le président de la commission de la Culture, Laurent Lafon, qui, tout comme son homologue de la Chambre basse à la commission des Affaires culturelles, Fatiha Keloua Hachi, siège au conseil d’administration du festival : « C’est le seul festival international pour lequel on se déplace, c’est un temps de travail. »
Connu pour son marché du film, l’événement réunit en effet l’industrie mondiale du cinéma durant dix jours.
« Cette concentration de l’écosystème nous permet de nous projeter sur les enjeux à venir dans le secteur, les personnes que nous rencontrons ont aussi identifié des besoins », assure le sénateur, qui se dit intéressé en ce moment par les répercussions des décisions prises par Donald Trump dans l’industrie du film.
Durant trois jours, la délégation, composée d’une petite dizaine de sénateurs, multiplie les rendez-vous avec les diffuseurs (UGC, M6, France Télévisions), les producteurs (le SPI…), les réalisateurs, la fédération des exploitants, mais aussi les ayants droit (SACD), les lobbyistes de plusieurs gros cabinets de conseil et des institutionnels, dont la ministre de la Culture, Rachida Dati, attendue le 17 mai.
« La régulation du cinéma est très complexe, comme un Lego fait de minibriques, explique une lobbyiste habituée de Cannes. Même si nous croisons les parlementaires toute l’année, ce moment est clé pour prendre le temps, profiter du cadre différent et faire, encore une fois, preuve de pédagogie sur les inquiétudes et les priorités du moment. »
Chaque parlementaire peut avoir son propre agenda. Comme la sénatrice socialiste Sylvie Robert, administratrice du CNC, qui a demandé à rencontrer réalisateurs, producteurs et exploitants, mais aussi les diffuseurs, comme Canal+ et les plateformes. « Alors que Netflix et Prime Video viennent d’attaquer [l’extension de l’arrêté de] la chronologie des médias, il me paraît essentiel de faire le point avec la patronne de Disney en France [Hélène Etzi] », explique-t-elle. De son côté, Cédric Vial (LR), rapporteur pour avis sur les crédits accordés à l’audiovisuel public, se rapprochera de France Télévisions, premier partenaire en clair du Festival de Cannes, avec Brut.
L’ombre de Hollywood
Les rendez-vous ont lieu pour la plupart à l’abri des regards, dans des suites du Marriott, du Martinez ou sur des « plages » : la Croisette est préemptée par des restaurants qui privatisent quelques mètres carrés. C’est la « plage » du CNC qui sert de point de ralliement. L’opérateur y organise des tables rondes stratégiques. Cette année, il sera question de diversité culturelle et de préservation d’un « modèle européen du cinéma ». Les sujets sont choisis en concertation avec les organisations professionnelles, qui font remonter, des semaines en amont, leurs priorités. Le discours de Rachida Dati et les annonces qui l’accompagnent prennent également en compte ces priorités.
« Le CNC est le maître d’œuvre », analyse notre lobbyiste.
Le financement de la création, boostée par la participation croissante des plateformes depuis la transposition de la directive SMA, est dans la ligne de mire du CNC. Alors que cette directive doit être réévaluée fin 2026, l’opérateur a invité des officiels européens à ses tables rondes, dont le commissaire à la Culture, Glenn Micallef. Ces dernières sont ponctuées d’interventions françaises, comme celles de la ministre de la Culture ou du président de l’Arcom.
« Nous profitons de la couverture médiatique du Festival de Cannes pour faire passer des messages. C’est une vitrine de communication politique exceptionnelle », assure le CNC auprès de Contexte.
Les menaces de Donald Trump, interprétées comme une attaque contre l’exception culturelle française et l’Europe de la culture, feront l’objet de nombreuses discussions et prises de parole publique. La ministre de la Culture n’a pas attendu le début du festival pour s’exprimer à ce propos.
Le CNC, tout comme la Direction générale des médias et des industries culturelles (DGMIC) et l’Arcom, profite de la Croisette pour retrouver les majors américains du cinéma venus au marché du film. Ces rencontres exceptionnelles viennent parfaire les échanges au niveau européen avec la Motion Picture Association (MPA), le principal lobby d’Hollywood.
Les lobbyistes et les avocats essaient, eux, de capter de nouveaux clients. « Si possible du côté des grands studios américains », nous glisse notre lobbyiste.
« Cannes permet de mettre clairement en valeur le travail de l’industrie cinématographique, de bénéficier d’une aura qui fascine et d’attirer l’intérêt de [certains] décideurs politiques », décrypte un lobbyiste audiovisuel de la bulle européenne.
À titre de comparaison, plusieurs interlocuteurs citent le Festival international du film de Berlin, « qui a gagné en lobbying ces dernières années », mais qui n’est pas comparable à son cousin français, « dont la naissance était déjà un geste politique en soi, pour favoriser la création cinématographique dans un cadre démocratique ».
« Business is business »
Le CNC promeut également la signature d’accords de coproduction avec des pays dont les films sont sélectionnés par le festival. La ministre de la Culture se prête au jeu. Cette année, c’est le Monténégro et le Brésil qui devraient accéder aux demandes françaises.
Entre deux projections et un cocktail, des accords interprofessionnels avancent aussi. L’accord qui a engagé, en 2021, Canal+ à financer le cinéma français à hauteur de 600 millions d’euros sur trois ans a fait l’objet d’« intenses tractations » entre Maxime Saada et les organisations professionnelles dans une suite du Martinez durant le festival cette année-là. De l’avis général, Cannes est considéré comme un « accélérateur » des décisions politiques. L’an dernier, l’accord interprofessionnel d’investissement de France Télévisions a été signé sur la Croisette lors d’une cérémonie en présence de Rachida Dati. Les producteurs se souviennent encore de l’action qu’ils avaient menée auprès de Roselyne Bachelot après le Covid pour lancer une campagne nationale et faire revenir le public dans les salles obscures. « On l’a convaincue durant son passage à Cannes », se souvient Marion Golléty.