Le 6 mai dernier, au beau milieu d’une séance plénière, à Strasbourg, s’est tenu un dîner réunissant, dans l’enceinte même du Parlement, des industriels et des députés autour d’un thème particulièrement sensible : les carburants « neutres en carbone ». Organisé par le Forum européen de l’énergie (EEF, selon le sigle anglais), l’événement, intitulé « Moins d’émissions, plus de choix », est porté par des industriels du secteur. Le message développé est clair : les transports routiers ne doivent pas s’électrifier à 100 %, ils devront laisser une place aux carburants de synthèse. Les trois intervenants du jour – l’énergéticien espagnol Repsol, la eFuel Alliance, qui réunit plus de 170 entreprises actives dans les carburants de synthèse, et FuelsEurope, l’association des raffineurs européens – partagent ce point de vue.
Le forum s’affiche pourtant comme un lieu de débat « politiquement neutre » et transparent. « Mais, sous couvert de neutralité, il est un lieu de lobbying des industries de l’énergie fossile, lance une source du Parlement, même si, désormais, on y trouve aussi quelques événements consacrés au renouvelable. »
L’EEF rassemble en premier lieu des députés européens, ce sont les membres actifs du forum. À leurs côtés, les membres associés sont essentiellement des entreprises ou leurs fédérations, en majorité issues des secteurs gaziers ou pétroliers. « Nous informons les décideurs, qui prennent ensuite des décisions éclairées, affirme Alain Mathuren, directeur de la communication de FuelsEurope. Le forum permet aussi cet échange avec des membres de la Commission européenne ou du Conseil. »
« Ce sont vraiment des lieux d’échange et de débats contradictoires, abonde Christophe Grudler, député européen Renew, membre du forum. Cela nous permet d’écouter les points de vue de plusieurs acteurs à la fois. Il est vrai que c’est avant tout un forum industriel, mais je rencontre d’autres acteurs par ailleurs, dont des ONG. »
Rares sont les ONG à fréquenter ces forums, qui prospèrent à Bruxelles et à Strasbourg et dont certains sont actifs depuis plus de deux décennies. Le forum européen de l’alimentation, le forum sur les services financiers, celui consacré à internet ou encore, le « Groupe kangourou », relatif à la défense, rythment la vie des députés européens.
La ligne floue du lobbying
Contrairement aux intergroupes, qui permettent à des députés d’échanger sur des thèmes de leur choix, entre eux et avec la société civile, ces cénacles ne sont pas reconnus officiellement par le Parlement européen. Pourtant, le règlement intérieur du Parlement les cite expressément à l’article 36 : les activités de ces groupes doivent être « transparentes » et « ne doivent pas prêter confusion » avec les activités officielles du Parlement. « Les règles relatives aux groupes non officiels ont été renforcées en septembre 2023 et ont restreint leur champ d’activité », rappelle-t-on au service presse du Parlement.
Malgré ces modifications récentes, le Bureau européen des unions de consommateurs (Beuc), qui fut membre de plusieurs de ces forums – alimentation, internet – a décidé de ne plus jouer le jeu.
« Ces forums sont devenus des lieux de lobbying où l’industrie est très présente et la société civile a peu de place, estime Agustín Reyna, directeur général du Beuc. Nous nous sommes retirés, car nous ne voulions pas donner de la légitimité à ces initiatives portées par l’industrie, au sein même du Parlement européen, et qui leur donnent un accès direct aux députés, sans grande transparence. »
Ces groupes informels réfutent pourtant le nom de « lobby » ou de « groupe d’intérêt ». « Nous ne prenons pas de position commune », répond-on par exemple au forum sur l’énergie ou au forum internet. La plupart de ces forums sont inscrits au registre de transparence de l’Union européenne, destiné aux « représentants d’intérêts qui cherchent à influencer le processus législatif ». D’ailleurs, Alain Mathuren assume que l’intention de FuelsEurope, en tant que membre du forum sur l’énergie, est de « faire du lobbying, et c’est tout à fait normal ». Il poursuit : « Mais il s’agit plutôt d’un “soft lobbying”, où l’on ne vise pas l’influence. Nous cherchons à informer et convaincre grâce à des éléments techniques, scientifiques. »
Quant à Brando Benifei, député socialiste italien, membre du European Internet Forum et du European Food Forum, il estime que ces rencontres « sont bien plus transparentes que des réunions en tête-à-tête avec l’industrie derrière des portes closes ». Il est vrai que les événements du « Food Forum » sont filmés et accessibles sur internet. La presse peut y participer. D’autres forums privilégient la « règle de Chatham House », censée garantir un relatif anonymat aux participants quant à leurs propos, ce qui génère une certaine opacité.
Une cogestion qui interroge
Alors que les intergroupes sont lancés et portés exclusivement par des députés, les forums sont, la plupart du temps, des associations de droit belge. Les cotisations des parties prenantes, le plus souvent issues du monde industriel, fournissent le budget de l’association, consacré au paiement des salaires du secrétariat et à l’organisation d’événements, de petits-déjeuners, de dîners, de réceptions, à certains frais de voyage. Le tarif de base pour les industriels est de 9 775 euros au sein du forum de l’énergie, 11 000 euros au forum sur l’alimentation.
C’est cette cogestion, cette intrication de représentants d’intérêts privés et d’élus européens, qui est l’objet d’une attention accrue de Transparency International. « Au sein de ces forums, les députés européens se retrouvent légalement dirigeants d’organisations inscrites au registre de transparence, qui sont donc des organisations de lobbying, décrit Nick Aïossa, directeur de Transparency International EU. C’est une pratique pour le moins douteuse, une ligne assez floue, sans séparation claire entre les députés et les représentants d’intérêts. » L’ONG publiera ces prochains jours un rapport sur ce thème.
Façonner un narratif
À chaque forum son mode de gouvernance. Dans certains groupes, comme au sein du Forum européen de l’énergie, ce sont les députés qui ont le dernier mot au sujet des orientations, du budget et des événements. Dans d’autres forums, députés et membres issus de l‘industrie ou de la société civile cogèrent l’organisation à travers un comité de pilotage ou via le conseil d’administration. Nicola Frank, qui siégea au forum internet au nom de l’Union européenne de radio-télévision, se souvient : « Au début, le “board” était composé de députés et d’industriels. Le budget provenait des cotisations des membres non politiques, surtout des industriels. Pour éviter toute confusion, il valait mieux qu’il soit géré par ces derniers uniquement. »
Au sein du forum parlementaire européen sur les services financiers, le comité de pilotage est intégralement composé de députés, alors que le « bureau des directeurs » est réservé aux industriels. « Le forum sur les services financiers se présente comme une association neutre et inclusive car des ONG en font partie, mais en tant qu’observatrices uniquement, dit un fin connaisseur du forum. Le bureau des directeurs est présidé par la fédération bancaire européenne. L’agenda reflète les priorités du secteur financier. Ces échanges, même informels, façonnent un narratif à un stade législatif très précoce. »
Les forums affichent tous le « pluralisme » et la « neutralité » comme valeurs cardinales, la « diversité » des points de vue. En réalité, dans un forum comme l’EEF, seules les organisations membres peuvent proposer des « présentations ». Et si la diversité des membres « non politiques » est très variable, celle des élus l’est aussi. Le forum sur l’alimentation regroupe des députés de la gauche à l’ECR, en passant par les Verts. Celui sur l’énergie compte en grande majorité des députés de droite et d’extrême droite – huit membres du PPE, quatre membres des Patriotes, sur seize élus au total.
Pour plusieurs sources européennes contactées par Contexte, ces forums se situent dans une « zone grise » du lobbying. Pour Agustín Reyna, du Beuc, « le cadre de gouvernance de ces forums n’est pas suffisamment clair à nos yeux. Si ces forums étaient mieux encadrés, alors nous pourrions revoir le rôle que nous souhaitons y jouer ».