« On a désormais une forme d’habitude », explique une haute fonctionnaire du ministère de la santé, qui assure n’avoir « pas vraiment d’inquiétude ». En deux ans, elle a vu défiler quatre locataires, son ministère attend désormais le cinquième avec placidité. Le « spoil system » envisagé un temps par Emmanuel Macron a vécu ; aujourd’hui, c’est l’administration qui regarde défiler les nominations. Ce quatrième changement de gouvernement depuis début 2024 suscite moins de fébrilité que les précédents dans les services de l’État.
Quand l’instabilité devient habitude
À quelques jours de l’éviction du gouvernement Bayrou, une source de l’exécutif à l’agriculture constate : « Ça va, ils se préparent à notre chute et ils commencent à avoir l’habitude. » « Nous commençons à avoir des réflexes », confirme un fonctionnaire du ministère de la culture.
Certains se sont organisés pour que la machine fonctionne quelque temps sans ministre. Un conseiller à Bercy explique que son cabinet a transmis « des orientations politiques à l’administration pour qu’elle puisse avancer sans nous sur certains dossiers ». Un interlocuteur de la Direction générale des entreprises (DGE) confirme avoir reçu des orientations de cette nature pour « gérer après le 8 [septembre] ».
Des cabinets démonétisés
Face à l’instabilité gouvernementale, ce sont les directeurs d’administration qui assurent plus que jamais la continuité de l’État. Pour un acteur de l’énergie, l’administration est même « la grande gagnante de cette période d’instabilité », du fait de sa pérennité. « On se repose un peu plus sur les administrations dans la mesure où, elles, elles continuent d’être là », poursuit cette source. D’autant que certains sujets, peu sensibles politiquement, peuvent continuer d’avancer avec elles. La période « laisse du temps, loin des commandes intempestives et ne portant pas toujours sur des sujets de fond, pour avancer sur les dossiers de manière plus normale ou sereine », souligne un interlocuteur passé par la sphère ministérielle.
Côté FNSEA, on fait état d’échanges qui se poursuivent avec l’administration, notamment la Direction générale de l’alimentation (DGAL) chargée des crises sanitaires. « Pour nous, c’est rassurant, car c’est vraiment l’administration qui pilote ce sujet. »
Un directeur d’administration confirme cet intérêt renforcé « durant les périodes de flottement », mais nuance : « Dès qu’il y aura un nouveau gouvernement en place, ils se retourneront vers les cabinets et se battront pour être les premiers à obtenir un rendez-vous. »
Toutefois, les cabinets et leurs ministres ont besoin d’un temps d’adaptation quand ils arrivent aux manettes. D’autant que le vivier de conseillers tend à se restreindre, réduisant petit à petit l’expérience des cabinets (relire notre article) et que les ministres de passage sont loin d’être tous des poids lourds politiques. Un conseiller du gouvernement Bayrou estime qu’il faut « deux à trois mois pour qu’un cabinet soit opérationnel, et l’administration le sait. À leur arrivée, les nouveaux ministres ont beaucoup moins de prise avec leur administration ».
Particulièrement avec des administrations qui en temps normal ont déjà la réputation de peser lourd. Les industriels de la santé, par exemple, se plaignent régulièrement de la toute-puissance de la Direction de la Sécurité sociale (DSS), en particulier lors de la préparation du projet de loi de financement de la Sécurité sociale.
Toute-puissance de Bercy
Le ministère de l’économie et des finances fait aussi figure de citadelle, où les directeurs et même les sous-directeurs dictent parfois le sens du vent.
« Bercy est une machine énorme, ça nécessite du temps pour la prendre en main. Si tu ne peux pas t’appuyer sur un cabinet fort, tu es un peu la marionnette des administrations », relate un ancien conseiller.
Et de citer des éphémères ministres qui n’avaient « pas le poids politique pour ne pas se faire bouffer par son administration ». « Si un ministre n’essaie pas d’imposer ses sujets à l’administration en usant de son poids politique, il se retrouve dans sa main », abonde un conseiller de l’exécutif sortant.
Un directeur général évoque même « une forme de revanche ». « La valeur de l’administration ressort de manière plus évidente, dans un contexte où les politiques ont un peu tendance à se considérer comme omniscients, omnipotents », précise-t-il.
Un lobbyiste juge que l’administration, avec qui il a des rendez-vous réguliers, est « grisée ». « Ils sont hyper à l’aise, ils savent qu’au moins jusqu’en 2027 ils sont tranquilles, vu qu’on est parti pour de l’instabilité jusque-là. » Il assure avoir assisté ces derniers temps à des échanges à Bercy durant lesquels l’administration prenait une direction différente de celle annoncée par le ministre de tutelle en assumant ouvertement la divergence : « le ministre peut dire ce qu’il veut, de toute façon il sera bientôt parti », assure-t-il avoir entendu. Interrogé sur cette tendance, un directeur d’administration confirme qu’« il peut y avoir cette tentation chez certains » de ses collègues.
Les limites de la fonction
Le poids des administrations varie en fonction des directeurs, nuance un conseiller ayant officié sous Michel Barnier puis François Bayrou. Ceux passés par des cabinets ministériels sauraient, en général, « bien manœuvrer », selon lui.
Un ancien directeur de cabinet estime qu’« évidemment, l’administration propose, conseille… Mais une fois que le ministre a tranché, c’est terminé. Et la plupart des administrations l’appliquent très bien ». En outre, certains arbitrages politiques devront dans tous les cas attendre d’être pris par un ministre, soulignent plusieurs acteurs.
Surtout, un directeur d’administration rappelle que la porte n’est potentiellement jamais loin.
« Il faut quand même garder à l’esprit qu’un directeur de centrale est nommé à la discrétion du gouvernement. Il peut être dénommé de la même façon au Conseil des ministres le mercredi. »
Si la période renforce le rôle de l’administration, la lassitude gagne aussi les troupes. Certains dossiers demeurent bloqués. Il faut parfois faire pour défaire quelques mois plus tard. « Au-delà des directeurs, dans les bureaux, ça peut être assez frustrant », explique un lobbyiste. « Si jamais on rentre dans une période d’instabilité jusqu’à la présidentielle, ça va être très dur de maintenir la motivation dans les équipes qui se demandent où on va », juge un directeur d’administration.
Et puis, certains commencent à se projeter en 2027 avec une interrogation qui gagne petit à petit : que faire si le Rassemblement national arrive au pouvoir ? « Si vous êtes en désaccord avec votre ministre, il est assez logique de s’en aller », juge un directeur d’administration. De quoi susciter des questionnements pour de nombreux fonctionnaires. Après l’instabilité, l’administration française vivra-t-elle finalement un « spoil system » volontaire ?