Arthur Mensch, le patron du développeur français d’intelligence artificielle Mistral AI, a bien compris que depuis l’élection de Donald Trump l’ambiance avait changé. Le 10 avril, lors d’un bilan du programme d’investissement France 2030 organisé par le gouvernement, il présente Mistral comme une entreprise qui a l’ambition d’apporter « de l’autonomie stratégique » à l’Europe, y compris en termes de défense. « Les systèmes que nous construisons seront aussi intégrés dans les armes de demain », avance-t-il.
En mars, Mistral a signé un protocole d’accord avec le ministère des armées qui prévoit une collaboration dans la recherche sur les modèles d’IA multimodaux et embarqués, ainsi que la robotique. Avec l’objectif d’industrialiser certains produits « pour la défense française ».
Depuis que les Américains jettent le doute sur le caractère effectif de leur défense des membres de l’Otan en cas d’attaque et ont tempéré leur soutien à l’Ukraine dans sa guerre contre la Russie, le sujet de l’autonomie stratégique des Européens est revenu sur la table avec force. Et la tech n’échappe pas à ces enjeux, a rappelé François Bayrou le 10 avril lors du bilan de France 2030.
« Nous avons découvert depuis le mois de janvier que nous ne pouvions pas dépendre des autres dans les domaines des technologies de pointe, de l’IA, du cyber et du quantique. Nous savons qu’il est vital de renforcer notre base industrielle et technologique de défense. »
Tapis sur les technologies duales
Les technologies que le premier ministre a choisi de mentionner ne sont pas anodines. Il s’agit de technologies dites « duales » ou « à double usage », c’est-à-dire qu’elles ont à la fois des applications civiles et militaires. Si historiquement l’armée développait avec ses budgets de recherche des technologies qui finissaient par trouver des usages civils, c’est de plus en plus souvent l’inverse, notamment dans l’intelligence artificielle (analyse de données, vision par ordinateur, robots autonomes…).
Le contexte d’augmentation des dépenses de défense et de renforcement de l’autonomie stratégique en Europe est « une opportunité pour nous », lâche une source au ministère délégué au numérique. « Cela rouvre des possibilités d’obtenir certains arbitrages interministériels et des financements pour les entreprises françaises. »
« Soyons clairs, c’est une énorme opportunité », abonde le député EPR Paul Midy. « Les investissements dans la défense, ce ne sont pas seulement des obus et des chars, il faudra aussi investir massivement dans l’industrialisation et l’innovation. On va donc dépenser beaucoup plus d’argent dans la défense, et une partie de cet argent ira vers les nouvelles technologies. »
Ces nouveaux enjeux sont aussi une opportunité pour les défenseurs de la souveraineté numérique, comme la sénatrice centriste Catherine Morin-Desailly, qui demandent de longue date des mesures de soutien aux entreprises tech françaises et européennes par la commande publique pour faire émerger une industrie locale. « C’est malheureux qu’il ait fallu attendre le Covid, la guerre en Ukraine puis l’élection de Trump pour se rendre compte que notre dépendance technologique était devenue dangereuse, » ironise-t-elle.
Une opportunité qui tombe à pic, car les investissements publics dans la tech sont en baisse en 2025, dans un contexte d’économies budgétaires. Et alors qu’il ne reste plus que 15 milliards d’euros sur les 54 de l’enveloppe du programme d’investissement France 2030. « On arrive en bout de course, mais l’instabilité politique actuelle ne permet pas d’aller chercher une nouvelle enveloppe pour préparer un France 2040 ; il faudrait un consensus politique solide », analyse un ancien conseiller gouvernemental qui a travaillé sur France 2030.
Pour mieux utiliser ces 15 milliards d’euros, Matignon a annoncé en avril un recentrage des futurs investissements sur des technologies « jugées plus prioritaires », et qui sont toutes duales : l’intelligence artificielle, la cybersécurité, l’informatique quantique et le spatial.
Vers des marchés réservés aux entreprises européennes
Une première illustration législative de cet effort gouvernemental s’est manifestée dans le projet de loi simplification en avril. Le gouvernement a ainsi fait adopter à l’Assemblée un amendement qui ouvre la possibilité pour un acheteur public de réserver jusqu’à 15 % d’un marché innovant de défense à des jeunes entreprises innovantes, un statut dont jouissent la plupart des start-up françaises.
Au-delà de cette première mesure, l’ambition du gouvernement sur ces sujets est d’« avancer dans le prochain budget », confirme à Contexte le cabinet du ministre de l’économie, Éric Lombard. « Il est clair que les dépenses militaires, dont celles sur la tech, ont vocation à augmenter. Ce qui nous préoccupe, c’est le financement, mais aussi la politique industrielle qui doit accompagner ce réarmement. »
Bercy dit travailler sur deux volets. L’un consacré à la commande publique et au budget de l’État alloué à la défense, « qui fait l’objet de beaucoup de travail, avec la contrainte de devoir respecter la ligne budgétaire de rétablissement des finances publiques ». L’autre au financement privé de la défense, « avec le rôle d’encouragement par l’État du fléchage des financeurs privés vers la défense », sur lequel planche un groupe de travail mené par l’ancien PDG de l’entreprise de défense Naval Group, Hervé Guillou, et le DG du Crédit Agricole, Philippe Brassac. Le ministère de l’économie souhaite aussi « mobiliser les financements européens, en passe d’être renforcés ».
Une feuille de route en préparation à Bruxelles
Car à Bruxelles aussi, les lignes bougent. La Commission européenne a prévu d’utiliser les fonds d’investissement liés à la tech – comme Horizon Europe, Europe numérique ou le Mécanisme pour l’interconnexion en Europe – pour favoriser le développement des technologies duales. Selon le livre blanc sur la défense, publié mi-mars, l’IA et le quantique seront les premières technologies à bénéficier de cette réorientation. La préférence européenne, un concept promu par la France mais décrié dans d’autres pays, est brièvement citée dans ce document non législatif. Cette notion, précise le texte, sera introduite dans une directive de 2009 relative à la passation de marchés publics et qui doit être rouverte l’an prochain.
Afin de sortir de la dépendance de pays tiers, l’UE dit vouloir soutenir « le développement d’alternatives nationales » en s’appuyant notamment sur les PME. Ainsi, elle prévoit de mettre en place des « bonus financiers » en fonction « du niveau de participation des PME » dans les projets de défense, et de mener un dialogue avec « les nouveaux acteurs de la défense » visant à leur simplifier le cadre réglementaire et à favoriser leur accès au capital-risque. Une feuille de route sur « l’armement européen » doit être publiée cette année, afin de stimuler « les investissements dans les capacités technologiques avancées et à double usage » aux niveaux européen et national, ainsi que dans le secteur privé.
La France n’avait toutefois pas attendu l’élection de Donald Trump pour s’intéresser au rapprochement entre les industries de la tech et de la défense. Elle a semé des graines ici et là ces dernières années.
Bpifrance a par exemple lancé en 2018 avec la Direction générale de l’armement (DGA) le fonds d’investissement Definvest, qui soutien des PME de la tech et de la défense, ainsi que le Fonds innovation défense en 2021, qui investit dans les technologies duales. « Nous sommes en train de préparer avec la DGA une amplification de cette collaboration », précise Paul-François Fournier, directeur de l’innovation de Bpifrance. Le Caisse des dépôts gère aussi depuis 2020 le fonds French Tech souveraineté, qui finance des entreprises aux technologies souveraines dans la défense. Dans le cadre d’une révision du programme de la base industrielle et technologique de défense (BITD) présentée en mars, ces fonds ont vu leurs financements prolongés et augmentés.
Passer l’armée en mode agile
Le ministère des armées aussi se rapproche de la tech. Il a créé l’année dernière l’Agence ministérielle pour l’IA de défense (Amiad). Dotée d’un budget de 300 millions d’euros, cette agence a pour objectif de « permettre à la France de maîtriser souverainement l’intelligence artificielle de défense pour ne pas dépendre des autres puissances ». Les démarches d’innovation du ministère sont coordonnées par l’Agence de l’innovation de défense (AID), créée en 2018. L’armée a également lancé en 2024 le programme Proqsima, qui vise à concevoir un ordinateur quantique à usage militaire et à soutenir le secteur français de l’informatique quantique par la commande publique. L’Amiad et l’AID ont décliné nos demandes d’interview.
La recherche française est également mise à contribution. Le dernier contrat d’objectifs et de moyens de l’Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique (Inria), adopté début janvier, lui donne pour mission de prioriser les technologies duales dans son travail et de renforcer sa collaboration avec le ministère des armées (relire notre article).
L’un des enjeux pour favoriser ce rapprochement sera de changer le fonctionnement du ministère des armées, selon une source qui a participé à ces travaux à Bercy. « Le ministère des armées n’a pas la culture start-up, il est habitué à travailler depuis des décennies avec la même poignée d’industriels de la défense. L’Agence de l’innovation de défense propose des petits programmes de financement à 200 000 euros, alors que les start-up auraient besoin de 10 ou 20 millions d’euros pour se développer. »
D’ailleurs, des travaux sont en cours pour fusionner la myriade d’agences qui travaillent au sein du ministère des armées sur l’innovation en un commissariat au numérique de défense. « Depuis plus de vingt ans, les réformes du numérique au sein du ministère se sont sédimentées en couches successives », d’après le ministre des armées, Sébastien Lecornu. Il souhaite que ce commissariat devienne « le garant de l’agilité et de l’efficacité du ministère ».