Le 13 avril sur BFM, quelques jours avant un « comité d’alerte » budgétaire animé par François Bayrou, le ministre de l’Économie et des Finances prépare le terrain : le gouvernement cherche 40 milliards d’euros d’économies supplémentaires en 2026. Dans le même temps, les dépenses liées à la défense continueront d’augmenter, à hauteur de 3 milliards d’euros supplémentaires l’an prochain, conformément à la loi de programmation militaire (LPM) adoptée en juillet 2023. Le gouvernement l’abondera, « s’il le faut, [avec les] investissements qui sont commandés par la gravité du moment », selon le Premier ministre. À Paris, la compétition pour l’argent public a commencé.
Dans le quartier européen de Bruxelles, même ambiance. « Compte tenu de l’urgence et de la priorité pour l’Europe de reconstruire sa défense », le prochain budget pluriannuel post-2027 « devrait fournir un cadre complet et solide pour soutenir » l’industrie de défense européenne, prévient la Commission européenne dans son livret blanc sur le sujet, publié le 19 mars.
La défense a la cote ; l’écologie, beaucoup moins. Mais l’objectif de neutralité carbone en 2050, qui contraint les politiques publiques françaises et européennes, demeure.
On pense tous monnaie monnaie
« On sent une remise en cause puissante de la décarbonation au nom du réalisme économique et de la préservation des emplois, et les derniers événements géopolitiques ne vont qu’accélérer cette tendance », analysait une source proche des pouvoirs publics français en mars. « C’est un champ de mines sur le plan politique, mais aussi une période pleine d’opportunités pour l‘industrie et la décarbonation. Le problème central, cela reste le financement… », poursuivait-elle.
« Il n’y a pas de momentum politique pour amener de l’argent au niveau européen uniquement pour la décarbonation », explique Joseph Dellatte, expert climat, énergie et environnement de l’Institut Montaigne. « Je pense que la défense va permettre de mettre des moyens sur la table car c’est le momentum politique. » Un sentiment partagé par plusieurs sources interrogées, tant dans le secteur public que privé. « Il n’y a pas d’argent. Mais à chaque fois que vous présentez votre sujet sous l’angle de la défense, il y en a. Du moins, c’est ainsi que la Commission européenne le présente », convient Jorgo Chatzimarkakis, directeur général d’Hydrogen Europe. Deux diplomates européens interrogés par Contexte abondent dans ce sens. « Quand vous prouvez que ce que vous faites a aussi un usage militaire, vous avez des flexibilités et plus d’accès au budget », avance l’un d’eux, citant la logique des biens à double usage civil et militaire.
Début mars, la Commission européenne a présenté son plan de financement de la défense européenne, espérant mobiliser 800 milliards d’euros, dont un instrument de prêt de 150 milliards d’euros (lire l’article de Contexte Pouvoirs). Une clause de préférence européenne prévoit que 65 % du coût des acquisitions réalisées par ce mécanisme viennent de composants européens (Norvège et Ukraine comprises).
De quoi donner des idées à des fonctionnaires en mal de financements, selon plusieurs sources interrogées. « La manière dont l’Europe va mener sa politique de défense va aussi conditionner les politiques de décarbonation de l’industrie. À la Commission, que ce soit à la DG Clima, à la DG Ener ou Grow, tout le monde en parle », relate Joseph Dellatte.
L’acier, alliage clé entre la décarbonation et la défense
L’acier européen est le secteur industriel le plus cité par nos interlocuteurs. Il fait face à des difficultés majeures, devant composer avec de hauts coûts de production, notamment dus aux prix de l’énergie, de faibles carnets de commandes et une redoutable compétition internationale. C’est aussi un secteur particulièrement polluant : le site d’ArcelorMittal à Dunkerque est l’installation industrielle la plus émettrice de CO₂ de France, avec environ 11 millions de tonnes de gaz à effet de serre émis chaque année.
Fin 2024, le sidérurgiste a mis sur pause de nombreux projets de décarbonation en Europe, notamment à Dunkerque, où il avait décroché une aide d’État de 850 millions d’euros (pour un investissement total, à l’époque, de 1,8 milliard d’euros). « Les mesures de défense commerciales ont besoin d’être renforcées pour faire face aux importations croissantes qui sont la conséquence des surcapacités chinoises, et […] les clients semblent peu disposés à payer un supplément de prix pour de l’acier à faibles émissions de CO2 », justifiait ArcelorMittal à l’époque.
La décarbonation de l’acier L’acier représente 7 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre (11 % des émissions de CO₂), rappelle l’ONG Reclaim Finance. L’acier primaire, de meilleure qualité et produit à partir de matière première (minerai de fer), est particulièrement polluant à fabriquer, les hauts fourneaux fonctionnant au charbon. L’acier secondaire est produit à partir d’acier recyclé, fondu dans des fours à arc électrique, moins émetteurs. Les deux types d’acier n’ont pas les mêmes usages, et c’est plutôt l’acier primaire qui est privilégié pour les technologies de haute précision, les blindés ou l’aviation, explique Neil Makaroff, directeur du think tank européen Strategic Perspectives et auteur d’une note sur la décarbonation de l’industrie. Pour se décarboner, le secteur de l’acier primaire compte sur la réduction directe du minerai de fer (DRI) à partir de gaz fossile (moins polluant que le charbon) ou d’hydrogène « vert », produit à partir d’électricité par exemple, couplée à des fours à arc électrique. ArcelorMittal met également en avant le captage du carbone. Gaz fossile mis à part, ces technologies sont aujourd’hui peu matures et beaucoup plus coûteuses que la production d’acier à partir de charbon.
Le plan d’action pour l’acier et les métaux européens, publié le 19 mars par l’exécutif européen, avance dès les premières pages qu’un char de combat embarque « 50 à 60 tonnes d’acier de haute qualité », ce qui en fait un matériau « essentiel » pour la défense. « Il est capital de garantir une chaîne d’approvisionnement stable et résiliente pour ces matériaux afin de renforcer la base industrielle et technologique de défense [BITD] européenne », écrit la Commission.
Des obstacles sur la route
Une source française, en pointe sur les sujets de décarbonation de l’acier et affolée par la mauvaise santé de la sidérurgie européenne, va plus loin. « Via la défense, on pourrait justifier de maintenir l’acier en Europe, mais justifier de l’acier vert, je ne pense pas. La défense ne va pas du tout aider à décarboner. On n’arrive pas à faire de l’industrie en Europe, pourquoi faire vert ? Les coûts de décarbonation sont trop élevés », juge-t-elle. Sans nier que la défense doit prendre sa part dans les efforts globaux de décarbonation, une source issue du secteur à Bruxelles fait valoir que la montée en puissance de l’industrie, qui doit se faire rapidement, efficacement et avec des volumes importants, est la première des priorités.
De nombreux interlocuteurs décrivent cependant un lien indirect entre l’industrie de défense et la décarbonation : l’augmentation de la commande publique de défense auprès des aciéristes permettrait de sécuriser la demande en acier – offrant ainsi aux industriels des marges financières plus confortables qu’aujourd’hui pour mener à bien leurs projets de décarbonation. « En France, on a beaucoup fait une politique de l’offre. Mais si vous n’activez pas la demande, sans identifier les usages, ça ne tirera pas la décarbonation », appuie Olga Givernet, ancienne ministre de l’Énergie et coprésidente du groupe d’études industries de défense de l’Assemblée nationale.
L’instrument de prêt de 150 milliards d’euros pour la défense européenne, évoqué plus haut et qui prévoit une part de 65 % de composants européens, pourra offrir un débouché à l’acier. Cette obligation d’acheter de l’acier européen, dont une part croissante sera plus propre, créera indirectement de la demande pour l’acier vert, selon Joseph Dellatte.
Une autre option, plus directe, consisterait à établir des « marchés pilotes » pour l’acier vert, en intégrant aux contrats de marchés publics de défense un certain nombre de critères hors prix, comme des critères de préférence européenne ou d’empreinte carbone. La Commission européenne planche sur un projet en ce sens pour le secteur automobile, encouragée par les aciéristes.
Alors que les États européens s’apprêtent à augmenter leurs dépenses de défense, « le potentiel de la commande publique afin de créer des marchés pilotes pour des matériaux stratégiques est appelé à se développer », estime le think tank européen Strategic Perspectives. Selon son directeur, Neil Makaroff, le secteur de l’acier, primaire comme secondaire, est très demandeur de marchés pilotes, qui pourraient être inscrits dans l’acte législatif « visant à accélérer la décarbonation de l’industrie », que la Commission doit présenter en 2025.
En France, les industriels de défense ont des contrats fournis par la Direction générale de l’armement (DGA), qui agit en tant que maître d’ouvrage. Les commandes de programme d’armement (hors exploitation) représentent 15 à 20 milliards d’euros par an, relate un parfait connaisseur français de la défense. Théoriquement, le ministère des Armées pourrait inclure des objectifs de décarbonation dans ces contrats, ce qui engendrerait des surcoûts. Dans ce scénario, la DGA, dotée d’une enveloppe fixée par la loi de programmation militaire (LPM), irait voir ses autorités de tutelle pour négocier : « Si vous voulez verdir la production des canons Caesar, ce sera tant de millions d’euros en plus. Soit vous les ajoutez à l’enveloppe annuelle de la LPM, soit on les prélève ailleurs, soit on fait moins de Caesar », simule notre expert français de la défense. Quoi qu’il en soit, le coût de l’opération serait négocié avec l’industriel (en l’occurrence, KNDS). Faire peser tout ou partie du surcoût sur les industriels, qui le rattraperaient sur d’autres postes comme les coûts à l’exportation, peut faire partie de la discussion, « mais ce serait du cas par cas ».
L’idée de mentionner les marchés pilotes pour l’acier dans le livret blanc sur la défense a été évoquée et défendue en interne à la Commission européenne, selon une autre source. « Mais il y a une réticence, cela paraît trop prématuré », juge-t-elle, convenant que « dire que l’on va fabriquer des tanks ou des obus avec de l’acier vert » peut être mal perçu par le secteur, confronté à des injonctions d’augmentation très forte de sa production par les pouvoirs publics. Mais rendre le secteur de l’acier plus résilient aux chocs externes en diversifiant ses sources d’énergie pourrait rendre la question de sa décarbonation plus crédible aux yeux de l’industrie de défense, veut croire Neil Makaroff.
Avec des carnets de commandes remplis et des investissements sur le long terme, l’industrie de défense peut avoir un intérêt « à anticiper des normes et des objectifs potentiellement plus contraints en termes de décarbonation et de procédés vertueux », juge Olga Givernet.
Un portage politique inégal à Paris et à Bruxelles
Si de nombreuses sources affirment que le lien entre défense et décarbonation de l’acier est dans toutes les têtes à Bruxelles – sans que cela se traduise pour l’instant en politiques publiques –, c’est moins évident en France. Quatre sources font état de réflexions à des degrés divers d’avancement, essentiellement au ministère de la Transition écologique et à Bercy, dans les directions en lien avec l’industrie et au cabinet du ministre de l’Industrie et de l’Énergie, Marc Ferracci.
« Les réflexions ont lieu mais ce n’est pas encore abouti », avance une source dans l’administration, qui renvoie aux cabinets. Une autre, hors administration, considère que le sujet est plutôt bien reçu dans les administrations mais ne trouve pas de relais dans les cabinets. Une troisième confirme que l’idée d’« utiliser certains budgets alloués à l’armement pour créer de la demande d’acier ou d’aluminium est dans l’air et a tendance à retenir l’oreille de certains décideurs à Bercy ». Mais elle souligne que les difficultés réglementaires pour la définition de l’acier vert ne favorisent pas le déclenchement d’une politique de décarbonation de la sidérurgie.
Alors que la politique de défense devrait grignoter une partie des finances des autres politiques publiques, dans un contexte global de réduction des dépenses, « on a un travail, en tant que politiques, à créer de l’adhésion de la part de la population pour des nouveaux financements » en faveur de la défense, plaide Olga Givernet. Le lien entre décarbonation et défense peut aider cette dernière à « se vendre vis-à-vis des politiques et de l’opinion publique », conclut l’ancienne ministre.
Dans « Vers l’écologie de guerre » (La Découverte, 2024), le philosophe Pierre Charbonnier décrit une relation indirecte entre la guerre et la décarbonation : la Russie ayant fait du gaz fossile une arme en exposant l’Europe à une dépendance et à une forme de chantage, les politiques européennes de décarbonation permettent de réduire l’exposition à cette menace, faisant ainsi converger sécurité et transition. Le lien direct entre la défense et la décarbonation de certains secteurs, tel que décrit dans cet article, « n’est pas vraiment le sens initial » de l’écologie de guerre telle que Pierre Charbonnier la conceptualise, explique-t-il à Contexte, mais correspond à une « vision élargie » de cette dernière, « pas contradictoire ». « Il faut se résoudre à ce que des fins idéales soient obtenues par des moyens réalistes. L’orientation vers un socle énergétique décarboné […] aurait pu se faire par la seule force des arguments socioécologiques, mais l’histoire est pleine d’ironie et peut-être qu’une guerre sera finalement l’accoucheuse de cette transition », écrit le philosophe dans son ouvrage. Une note du collectif Construire l’écologie, qu’il a cofondé, revient sur l’écologie de guerre dans le contexte actuel « de mise sous tension des sphères militaires et diplomatiques » engendrée par la guerre en Ukraine et la politique étrangère de Donald Trump. Rédigée par l’ingénieur Antoine Trouche, elle soutient que, « comme l’essor de notre industrie de défense est indispensable, il peut et doit également être mis au service du renforcement de notre industrie nationale, notamment sidérurgique ».