« Attaques wokes et idéologiques », « jeunes formés pour être des drag-queens », « soutien aux marches décoloniales », « censure des discours conservateurs en ligne ». Depuis la remise en route du Parlement et les auditions des commissaires européens début novembre 2024, la bulle bruxelloise de la culture découvre ses nouveaux eurodéputés d’extrême droite.
Leur discours, assumé sans détour lors des réunions publiques, a médusé nombre de lobbyistes du secteur, habitué à l’entre-soi centriste, voire à gauche, de la commission Culture (Cult). Huit de ses trente députés titulaires font désormais partie des Patriotes pour l’Europe (PfE) et de l’Europe des nations souveraines (ENS), alors que les deux tiers de la commission ont été renouvelés en juin.
De premiers signes avant les premiers dossiers
Ces discours publics sur ces questions « civilisationnelles » sont-ils le signe d’un mouvement de fond sur les dossiers culturels ? Le reste du Parlement et les lobbys de la culture se posent encore la question, selon les interlocuteurs interrogés depuis le début du mandat.
Premier test : la solidité du cordon sanitaire (relire Contexte Pouvoirs), mis en place par les groupes centraux pour isoler l’extrême droite lors des votes. Cet accord tacite entre les principaux groupes politiques pour exclure les partis souverainistes ou nationalistes des postes influents a été mis à l’épreuve dès l’élection de la présidente de la commission Culture.
Cette petite commission avait ainsi été officiellement laissée aux Patriotes dans l’accord global entre les groupes politiques. En coulisses, les groupes centraux se sont entendus pour faire barrage. Ils ont élu leur présidente Verte, la nouvelle eurodéputée Nela Riehl. Pourtant, quelques votes de ce bloc sont allés à la candidate des Patriotes, Malika Sorel. De quoi jeter un premier doute avant la toute première discussion de fond.
« On sera testés en permanence pendant cinq ans », estime Emma Rafowicz (S&D), vice-présidente de la commission Culture, qui a dénoncé les discours de l’extrême droite en commissions, notamment lors de l’audition de Glenn Micallef.
« Pour nous, la culture est une excellente plateforme de communication. Ce mandat sera l’occasion de le développer, par des propositions sur tous les domaines culturels : les médias, la création (dont l’audiovisuel) et, de l’autre côté, la conservation et le patrimoine », explique une source PfE.
Les auditions des nouveaux commissaires européens ont, par ailleurs, fourni quelques indices de la tonalité du mandat qui débute. Si le nouveau commissaire à la Culture, Glenn Micallef, a esquivé les questions des eurodéputés d’extrême droite, Michael McGrath, chargé de la défense de la démocratie, s’est opposé frontalement à certains discours, en particulier concernant la « censure » des conservateurs par les réseaux sociaux, et a défendu la primauté du droit européen sur le droit national.
Serrés comme des coordinateurs
L’autre grand changement, presque invisible, est la participation quasi systématique de ces groupes d’extrême droite aux réunions des coordinateurs en commissions Culture, Marché intérieur et Affaires juridiques, selon nos informations. La bascule est nette dans ces trois commissions, selon les autres groupes, plus habitués aux chaises vides ces cinq dernières années.
Cette assiduité est le signe de groupes politiques au personnel plus fourni, conséquence de leur succès électoral. Pour autant, s’ils s’expriment bien lors de ces réunions à huis clos, ils contribuent peu aux débats de fond pour le moment, selon nos interlocuteurs. Signe d’une simple envie d’occuper le terrain, d’une inexpérience ou d’un cordon sanitaire fonctionnel autour d’eux ?
Jusqu’à présent, les coordinateurs se sont limités à distribuer les rapports d’initiative, des textes non contraignants destinés à guider les travaux du Parlement et de la Commission. Les PfE et ENS n’ont rien obtenu en commission Culture et Marché intérieur pour le moment.
Surtout, la petite commission Culture a vu revenir ses coordinateurs centraux (des Verts à Renew), jusqu’ici en cheville avec le PPE. Cette équipe est d’autant plus soudée dans cette nouvelle configuration, selon plusieurs sources.
Présidente un jour, présidente toujours. Les coordinateurs « centraux » de Cult sont encore liés avec l’ancienne présidente, Sabine Verheyen (PPE), qui n’est officiellement plus que membre suppléante. L’Allemande affiche une opposition claire à l’extrême droite dans l’enceinte qu’elle a dirigée pendant cinq ans. Désormais première vice-présidente du Parlement, elle est pourtant toujours active, obtenant sans difficulté le rôle de rapporteure permanente du règlement sur la liberté des médias (Emfa) il y a quelques semaines.
« [Face à ce bloc], nous avons aujourd’hui plus de moyens de nous investir dans les dossiers, même si un cordon sanitaire existe toujours. Nous sommes un peu bloqués de toutes nos demandes en réunions de coordinateurs. Nous trouverons le moyen de le contourner. Nous n’avons pas non plus de relations avec les Souverainistes, ce qui viendra certainement », affirme une source PfE.
« S’ils continuent à poser la question “qu’est-ce qu’une femme ?”, même si c’est un discours dangereux, on pourra continuer à rouler des yeux et passer à autre chose. S’ils commencent à s’investir sur le fond, nous devrons avoir une autre discussion », résume une source parlementaire. « C’est une erreur de ne pas réagir, de les laisser dérouler leurs éléments de langage réactionnaires. Il ne faut rien laisser passer », rétorque Emma Rafowicz.
« Il y a assez peu d’efficacité dans leur action. Je pense qu’ils vont se lasser assez vite », anticipe l’eurodéputée socialiste. Pourtant, les Patriotes comptent bien s’organiser au fil des mois pour s’impliquer dans les grands dossiers, en particulier l’évaluation de la directive services de médias audiovisuels, selon une source du groupe. « Il y a la volonté de brasser tous les sujets liés à la culture. Nous rencontrons des associations de la presse, du cinéma… », indique cette même source.
PPE, où t’es ?
La droite chrétienne-démocrate, le PPE, reste le premier groupe du Parlement. Mais elle est devenue le pivot entre une majorité centriste et une majorité tendant à droite, selon l’humeur du groupe. Moins bien armés pour se battre, après leurs défaites électorales, les Verts et Renew craignent d’être marginalisés, alors que le cordon sanitaire semble s’effilocher sur certains textes depuis juillet, comme lors du vote sur le règlement déforestation (relire notre article).
« L’extrême droite est une nouvelle donne, par sa taille et le positionnement du PPE vis-à-vis d’elle », résume Emma Rafowicz. « Il y a un jeu de séduction du PPE que nous ne saisissons pas vraiment, sans traduction dans les actes », estime notre source PfE.
En commission Industrie (Itre), dominée par le PPE, Sarah Knafo (Reconquête, ENS) a été désignée pour écrire le rapport d’initiative sur la souveraineté tech. Celle qui s’est interrogée, lors de l’audition de Stéphane Séjourné, sur les « quotas de transsexuels dans les usines », devient la première députée chargée de porter la compétitivité technologique européenne.
« Ce qui est arrivé en Itre est un peu fou », juge Anna Cavazzini (Verts), présidente de la commission Marché intérieur.
« Jusqu’ici, les coordinateurs de notre commission ont décidé de distribuer les rapports entre les membres de la coalition von der Leyen », allant des Verts aux ECR, nous déclare-t-elle. « Je n’ai pas de signal d’un changement de stratégie du PPE » dans cette commission, indique-t-elle.
La cohérence en question
En commission Marché intérieur, centrale sur les dossiers numériques, les coordinateurs d’extrême droite sont donc très souvent présents, à l’exception des Nations souveraines (ENS), selon plusieurs sources. Pour autant, il est difficile de trouver une cohérence, même entre les deux coordinatrices Patriotes. Cette absence de ligne est d’ailleurs revendiquée (relire l’enquête de Contexte Pouvoirs).
Des lobbyistes de la culture remarquent même des positions incohérentes entre les députés eux-mêmes, alimentant leur méfiance actuelle. « Est-ce que tu peux t’allier avec des opportunistes ? Déjà qu’on aura un ulcère à l’estomac en le faisant », lance l’un d’eux.
« Nous nous posons moins de questions en commission Culture. Les lignes entre délégations sont plus convergentes, par exemple sur le grand dossier du dernier mandat, le règlement sur la liberté des médias, qui a la volonté d’attaquer la Hongrie. Les sujets culturels sont très idéologiques, donc l’alignement est plus simple », estime une source PfE.
« Les gens finiront par y aller »
Autour du Parlement, les lobbys s’affichent attentistes. Ils guettent les premiers dossiers, voire l’attribution de premiers rapports culturels à l’extrême droite, pour décider de discuter ou pas avec eux. Les positions souverainistes pourraient s’aligner avec la défense des industries européennes ou du principe de territorialité des droits audiovisuels.
Seuls des lobbys défendant des acteurs publics de la culture, fers de lance de la diversité et de l’inclusion, affichent un refus absolu d’échanger avec ces eurodéputés. « L’audition de Henna Virkkunen a montré à qui nous devons nous confronter. Nous avons besoin [de l’équivalent] d’une Margrethe Vestager, qui sait être forte dans ces circonstances », résume Renate Schroeder, présidente de la Fédération européenne des journalistes (FEJ).
« Ils s’organisent et se professionnalisent, en effet. Ils sont plutôt probusiness sur les dossiers, mais tu ne peux pas faire abstraction de leurs positions extrêmes sur les autres sujets… », résume un lobbyiste de l’industrie.
« Les gens finiront par y aller. C’est facile aujourd’hui de dire qu’on n’y ira pas, on n’a pas encore de dossier », anticipe un lobbyiste de la culture.
Contactées, plusieurs eurodéputées PfE n’ont pas répondu à nos sollicitations ou ont refusé un entretien téléphonique à temps pour publication.