Contexte : L’électrification des usages prend du retard. Restez-vous convaincu de l’intérêt d’une décarbonation rapide ?
Thomas Veyrenc : Oui. Je suis frappé du fait que notre débat énergétique se focalise toujours sur les moyens de produire l’électricité en oubliant que sa part est minoritaire. La France est un pays qui consomme majoritairement des énergies fossiles – presque 60 % de l’énergie qu’elle consomme. Cela nous a coûté un peu plus de 110 milliards d’euros en 2022 [en importations], 64 milliards d’euros en 2024. C’est plus que le budget des armées ! Décarboner n’est pas uniquement une question climatique, c’est un enjeu de souveraineté et d’indépendance. Les pays qui nous vendent du pétrole et du gaz n’ont peut-être pas intérêt à ce que la France ou l’Europe réussissent cette stratégie de décarbonation, mais notre intérêt à y parvenir est flagrant.
Nous sommes dans une position très avantageuse pour mettre en œuvre cette stratégie, avec une électricité abondante et décarbonée, et des prix très bas sur le marché. Le fameux « spread » franco-allemand, que tout le monde scrute depuis dix ans, s’est inversé dans une proportion considérable. Il y a plus de 30 euros/MWh de différence entre les prix sur les marchés pour la France et l’Allemagne pour l’année prochaine.
Le bilan prévisionnel (BP) de RTE est un exercice de prospective pluriannuelle établissant plusieurs scénarios de consommation et de production d’électricité. Le BP présenté ce 9 décembre est une mise à jour de celui publié en 2023 (relire notre article de l’époque) et examine la période 2025-2035.
La France bat des records d’exportation d’électricité. Selon vous, être en situation de surcapacité de production est une bonne chose ?
En 2022, on aurait en tout cas signé pour être dans la situation actuelle. On ne parlait que de pénurie, à court et moyen terme. Les filières industrielles disaient qu’il y aurait une rivalité sur l’accès à l’électricité, par exemple entre numérique et industrie. Aujourd’hui, nous sommes capables de réussir à la fois la décarbonation des grandes filières industrielles et de développer des centres de données. Le risque sur les pointes hivernales n’a jamais été aussi faible depuis que nous publions des analyses saisonnières, depuis 2000.
À court terme, produire plus que nous consommons est une force, car la France exporte dans des conditions économiquement favorables. Il ne faut pas que cela devienne une faiblesse, soit parce qu’on se focaliserait uniquement sur les aspects négatifs ou parce que cela se transformerait en un suréquipement pérenne du parc de production. Dans ce cas, il y aurait une dégradation des fondamentaux économiques sur le coût de la production d’électricité. Le coût complet pour le système est le bon juge de paix de la compétitivité de nos choix électriques.
Face à ce constat, quel est l’enjeu de la mise à jour du bilan prévisionnel ?
C’est un enjeu de calage des trajectoires. On doit poursuivre le dimensionnement du parc de production et l’électrification. La situation dans laquelle nous sommes ressemble en réalité à celle de la deuxième partie des années 1980. À l’époque, la France connaissait un record de mise en service de réacteurs nucléaires et une demande moins élevée que prévu. Avec les mêmes ingrédients [qu’aujourd’hui], on a réussi à renforcer l’électrification dans les années 1990 et à transformer l’exploitation du système. La modulation du nucléaire a commencé alors qu’il n’y avait pas l’ombre d’une éolienne en France. Et donc aujourd’hui, de la même façon qu’avant, il faut qu’on arrive à concrétiser l’électrification et à gérer les situations d’exploitation sur le court terme : prix spot négatifs, cloche solaire…
Quels sont les principaux scénarios développés dans le BP (lire notre article sur ses principaux enseignements) ?
Côté consommation, on a regardé deux trajectoires : une décarbonation rapide, incluant celle des secteurs très émetteurs, et une décarbonation lente : en 2030, on atteindrait seulement la consommation électrique de 2019.
La question, c’est : est-ce qu’on est capable de concrétiser les projets d’électrification et de réindustrialisation, et quand ? On a 30 gigawatts de projets qui ont contractualisé des droits d’accès au réseau de transport, dans l’industrie lourde, les grands centres de données ou la production d’hydrogène pour décarboner, notamment, la mobilité lourde. Ces projets existent, ce n’est pas du tout la même situation qu’il y a quelques années.
Ce qui va conditionner le fait qu’on soit dans un monde de décarbonation rapide ou lente, ce sont les prises de décisions d’investissements dans les prochains trimestres. 2030 se joue maintenant.
Que faudrait-il pour que ces projets se concrétisent ?
Un certain nombre d’entre eux, comme la mobilité électrique ou les carburants durables dans l’aviation ou le maritime, dépendent de la stabilité des objectifs européens. Les réglementations issues du Green Deal sont un guide pour l’industrie et pour l’intégralité de la chaîne de valeur. L’incertitude qui peut peser sur certains de ces objectifs est préjudiciable à la prise de décision. Les filières industrielles détestent le « stop-and-go ».
Il faut une cohérence entre tous les objectifs sectoriels (voitures électriques, hydrogène, etc.) et piloter la concrétisation de l’électrification. L’État a prévu un tableau de bord d’électrification dans le projet de PPE, ça va dans le bon sens.
RTE a déjà mis en place le dispositif « fast track » pour les très grandes puissances. On va augmenter le « surbooking » du réseau et approfondir la logique des zones prioritaires pour la consommation sur les territoires volontaires. C’est un débat que nous avons avec un certain nombre de collectivités. Et nous allons avancer sur cette réforme du « premier prêt, premier servi », qui va nous permettre de faire en sorte que les projets les plus matures disposent de leurs capacités plus rapidement.
La relégation de certains projets dans les files d’attente de raccordement vous paraît-elle juridiquement faisable ?
Selon le document de travail de la Commission européenne sur le paquet réseaux [qui doit être présenté le 10 décembre et dont Contexte a publié une version de travail, ndlr], le droit communautaire en vigueur n’interdit pas aux États membres de mettre en place un dispositif de priorisation. Et une délibération de la Commission de régulation de l’énergie nous permet, à partir de juin 2026, de reprioriser les files d’attente. Nous avons les outils juridiques.
Vous présentez quatre scénarios de développement de production d’énergies renouvelables. Lequel préconisez-vous ?
RTE ne préconise pas l’un plutôt que l’autre, mais liste leurs conséquences. La question centrale est celle de la préférence pour le présent ou pour l’avenir. La préférence pour le présent [dans une situation de surcapacité] peut conduire à ralentir le déploiement de l’offre, mais nous aurons besoin de ces filières sur le moyen terme pour atteindre la neutralité carbone.
Il peut y avoir des objectifs contradictoires entre minimiser le coût du système tout de suite et le minimiser demain, c’est cet arbitrage qui se joue. L’enjeu sur la gestion temps court-temps long est essentiel dans la discussion et on essaie d’articuler ces deux échéances. Il faut un arbitrage.
Les grands pays sont ceux qui ont une stratégie de long terme et qui savent trouver des leviers pour répondre aux aléas de court terme.
Il y a donc encore un sens à développer de nouvelles capacités à très court terme ?
Adapter les rythmes de déploiement de la production est un levier possible, il n’y a pas de tabou dans nos analyses, mais il doit être manié avec proportionnalité. Il n’y aura pas d’arrêt brutal du développement des ENR en France.
Dans les années qui viennent, des énergies renouvelables seront déployées quoi qu’il arrive, car un certain nombre de projets de production d’électricité disposent du triple sésame : un soutien public, un droit d’accès aux réseaux et les autorisations environnementales et urbanistiques.
Faut-il purger la file d’attente des raccordements d’ENR électriques avant de lancer de nouveaux appels d’offres ?
C’est aux pouvoirs publics de se prononcer sur cette question. Nous avons testé l’efficacité du levier conso (décarbonation rapide) et du levier production (décarbonation lente) : baisser le rythme de développement renouvelable est moins efficace que de réussir à électrifier pour optimiser le fonctionnement de notre système.
Dans une situation d’électrification rapide, en revanche, il est possible de faire tourner à plein les actifs bas carbone que sont le nucléaire et les renouvelables, qui sont des filières à coûts fixes. Cela permet aussi d’être moins dépendants des débouchés à l’export, alors que les pays voisins développent des parcs renouvelables, de manière importante, pouvant les réduire. C’est donc une situation économique plus favorable.
Quand on sort de l’émotion du court terme, ce qui marche le mieux, et de loin, est la réussite de la stratégie d’électrification.
Est-ce qu’il faut systématiquement associer le stockage au développement des renouvelables ?
Le stockage et la flexibilité sont des outils supplémentaires, donc souhaitables pour l’exploitation du système, mais ne suffisent pas à traiter les enjeux économiques d’une surcapacité. En cas de décarbonation lente, le stockage déplace simplement du jour à la nuit le problème du déséquilibre entre production et consommation. En revanche, l’intérêt du stockage est renforcé dans un scénario de décarbonation rapide.
Une séquence sur la modulation du parc nucléaire va s’ouvrir, qui pourrait relancer le débat de la complémentarité entre le nucléaire et les ENR. Dans un scénario de décarbonation lente, comment s’articulent ces deux énergies ?
Les énergies renouvelables, pas pour une question de priorité technique, politique ou juridique, ont un coût variable plus faible que le nucléaire et sont donc appelées avant dans l’ordre de préséance économique. Jusqu’à présent, cela ne créait pas de concurrence avec le nucléaire : quand on mettait des renouvelables à côté du nucléaire, cela prenait la place des centrales au charbon et au gaz en France et en Europe. À date, l’effet du déploiement des ENR sur la production nucléaire a donc été marginal.
Si l’on restait durablement dans une stratégie de décarbonation lente, et que les autres pays européens développaient beaucoup d’énergies renouvelables, alors il y aurait de plus en plus de situations dans lesquelles nucléaire et renouvelables seraient en concurrence. En revanche, dans une stratégie de décarbonation rapide, la logique reste additive.
Voyez-vous un risque politique à présenter un scénario de décarbonation lente dans un contexte de finances publiques dégradées, alors même que le schéma décennal de développement du réseau chiffre des investissements à hauteur de 100 milliards d’ici 2040 ?
Je vois un premier risque, qui serait d’oublier l’importance de notre stratégie de moyen et long terme, qui a de plus en plus de valeur dans le monde dans lequel on vit, et de manquer le virage de l’électrification. Évidemment, ce scénario de décarbonation rapide est difficile, on le dit depuis des années.
Du reste, RTE est un organisme d’expertise scientifique, technique et économique. Même si la situation politique et budgétaire est compliquée, nous devons être transparents sur l’implication des différents scénarios. Les techniciens ne doivent pas internaliser l’état du débat, mais bien faire leur travail de techniciens et d’économistes.
Faire le parallèle avec les années 1980 et dire qu’on a déjà vécu cette situation de surcapacité non pas à cause de l’éolien mais du nucléaire, c’est quand même un message politique, non ?
Ce n’est pas un message, c’est une réalité. Nos analyses ont tendance à être très lues en fonction de l’ambiance du moment. Celle-ci a beaucoup changé en deux-trois ans, mais nos conclusions sur l’intérêt de la décarbonation, pas tellement. En 2023, la commission d’enquête de l’Assemblée nationale disait que la sous-estimation de la consommation d’électricité était la plus grande erreur de politique énergétique des trente dernières années. En 2024, la commission d’enquête du Sénat concluait qu’il y avait un risque de surestimation de la consommation d’électricité. Vous voyez la bascule !
Aujourd’hui, le programme nucléaire français est loué pour son apport au pays en matière d’indépendance industrielle et stratégique et de performance bas carbone. À l’époque de sa mise en service, le système a permis de penser temps long.