Rebelote. Le scénario de la dernière loi immigration semble se répéter avec le projet de loi de simplification. Suppression sèche des zones à faibles émissions (ZFE), assouplissement du dispositif zéro artificialisation nette… Ce texte est « un champ de mines de cavaliers législatifs » qui n’auraient jamais dû être soumis au débat si l’article 45 de la Constitution avait été correctement appliqué, a rappelé le député MoDem Philippe Bolo à la tribune de l’Assemblée, le 17 juin, lors du vote solennel du projet de loi.
Seulement voilà, une partie du bloc central a justifié son vote favorable en mettant en avant que les dispositions les plus contestées, comme la suppression des ZFE, seraient justement « shootées » par le Conseil constitutionnel, pour reprendre les mots du porte-parole du MoDem, Erwan Balanant.
« Souveraineté populaire » versus « gouvernement des juges » ?
« En laissant le Conseil constitutionnel faire le ménage, on affaiblit fortement les institutions, car on laisse prospérer le sentiment qu’il y aurait un gouvernement de juges qui s’exercerait contre la souveraineté populaire », dénonçait le président du groupe socialiste, Boris Vallaud, quelques jours avant le scrutin.
Le Conseil constitutionnel « n’est pas une chambre d’appel des choix du Parlement », avait prévenu Laurent Fabius, alors président de l’institution, en janvier 2024, au lendemain de la large censure de la loi immigration. Trente-cinq des quatre-vingt-six articles avaient été balayés par le juge suprême. Le conseil « n’est pas là pour rendre des services politiques », avait-il martelé sur France Inter.
Le rappel à l’ordre, spectaculaire, n’a pas été entendu. Pas plus que les alertes venant des rangs même du bloc central. Lors d’un petit-déjeuner des dirigeants de la majorité, au mois d’avril dernier, Marc Fesneau, président du groupe MoDem, interpelle son homologue LR peu après l’adoption en commission de l’amendement de Ian Boucard supprimant les ZFE. « Vous faites cela, déclare-t-il à l’adresse de Laurent Wauquiez, en sachant pertinemment que ce sera censuré et après, vous direz que c’est la République des juges… »
Auprès de Contexte, le centriste ne cachait pas sa crainte de voir le Conseil constitutionnel « se lasser de devoir nettoyer les textes mal écrits des parlementaires ». Et de prévenir : « Il risque à l’avenir d’être de plus en plus dur, voire de prononcer une censure générale. » L’exemple de la proposition de loi Avia contre la haine en ligne, retoqué dans sa quasi-totalité en 2020, pourrait-il se reproduire ? « C’est méconnaître le fonctionnement du Conseil constitutionnel » de croire qu’il pourrait censurer un texte par « mauvaise humeur », relativise le président de la commission des lois de l’Assemblée, Florent Boudié. « Le conseil, pour rendre ses décisions, s’appuie sur une équipe de 80 professionnels qui formulent des propositions juridiques… »
Sans majorité, la fabrique de la loi déraille
Pour Mathieu Carpentier, professeur de droit constitutionnel à l’université Toulouse 1 Capitole, le contexte politique favorise la défausse des parlementaires sur le juge suprême. « Quand un gouvernement dispose d’une majorité absolue, il se met d’accord avec ses parlementaires sur l’essentiel et laisse au Conseil constitutionnel juger de l’accessoire. En l’absence de majorité, un ministre ou un rapporteur, pour acheter des voix et trouver un accord, sont tentés de faire une sorte de compromis dilatoire en octroyant un gain, tout en sachant que la mesure ne passera pas le Conseil constitutionnel. »
C’est d’ailleurs dans une période de majorité relative, en 1991, qu’un exécutif avait pour la première fois fait adopter une loi en sachant pertinemment qu’elle comptait des dispositions inconstitutionnelles. Il s’agissait en l’occurrence de la référence au « peuple corse » dans la loi sur le statut de l’île. « À cette époque, Guy Carcassonne était conseiller à Matignon et aucune loi d’origine gouvernementale n’avait été censurée. Le texte sur la Corse fut la seule exception et ce fut délibéré », rappelle le constitutionnaliste Jean-Philippe Derosier, qui prête main-forte au groupe socialiste du Sénat pour rédiger ses saisines.
L’absence de majorité dégrade les conditions de production de la loi, explique Florent Boudié. Le président de la commission des lois cite en exemple la loi immigration. « Lorsque vous concluez un accord entre la suspension des travaux de la commission mixte paritaire à une heure du matin et la reprise des travaux à neuf heures, vous acceptez, en dernière extrémité, toute une série d’ajouts dont vous savez pertinemment qu’ils ne devraient pas figurer dans la loi et qui, il y a une vingtaine d’années, n’auraient même pas fait l’objet d’une discussion. »
À cela s’est ajoutée « une hyperpolarisation des débats, avec des LR en position de force, qui ont défendu une position jusqu’au-boutiste ». C’est le deuxième effet de l’instabilité actuelle : chaque texte est instrumentalisé à des fins d’offensive politique. « La question est moins de faire le droit que d’afficher ce que l’on voudrait faire, et de démontrer les incapacités à agir de l’autre camp. »
Vers une remise en cause de l’État de droit ?
À l’Assemblée, les députés sont la plupart du temps soucieux de respecter la Constitution. L’examen de la proposition de loi visant à restreindre les conditions d’accès à la nationalité à Mayotte l’a bien montré : l’essentiel du débat en commission a tourné autour du risque d’inconstitutionnalité du texte. Les Sages ont finalement censuré l’obligation pour l’un des deux parents d’avoir un titre de séjour attaché à un passeport biométrique.
« Que le Conseil constitutionnel tranche des doutes sur le fond, il n’y a rien de choquant. C’est son rôle, rappelle Mathieu Carpentier. C’est plus grave lorsque certaines mesures, ayant un fort relent démagogique, sont portées pour flatter une portion importante de la population et lorsque les décideurs politiques se lavent les mains de la Constitution pour ensuite blâmer l’activisme du Conseil constitutionnel… »
Le Conseil constitutionnel plus vigilant sur les cavaliers législatifs
Revenons au projet de loi simplification. Sur la suppression des ZFE, les députés Rassemblement national espèrent une non-censure. « Cela dépend de l’interprétation de l’article 45 et il n’y a pas beaucoup de jurisprudence » du juge constitutionnel sur les mesures contraignantes en matière écologique, veut croire Matthias Renault, chef de file du RN sur le texte.
La jurisprudence du Conseil, pourtant, n’a cessé de se durcir sur les cavaliers législatifs ces vingt dernières années. Il n’a pas du tout tenu compte de la réforme constitutionnelle de 2008, visant à assouplir le cadre de l’article 45 en permettant aux parlementaires de déposer un amendement ayant un « lien indirect » avec le texte. Les dernières décisions sur la loi sûreté dans les transports ou sur la loi d’orientation agricole, pour lesquelles dix-huit dispositions ont été écartées au nom de l’article 45, ont confirmé son intransigeance en la matière.
« L’article 45 n’a pas été inventé pour faire plaisir aux technocrates ! En démocratie, il importe d’avoir un débat civique ordonné, sinon on débat de tout et on légifère n’importe comment », s’emporte Florent Boudié.
Le projet de loi simplification est, selon lui, le meilleur exemple de ce qu’il ne faut pas faire.
« Intégrer par voie d’amendement la suppression sèche des ZFE, cela signifie qu’à aucun moment vous n’avez eu des auditions en amont, évalué l’impact de la mesure sur tel ou tel aspect de la réglementation, ni d’avoir le temps de trouver un compromis sur un sujet aussi clivant… Une telle mesure ne peut être écrite par un collaborateur sur un coin de table, en deux ou trois heures, en consultant de la documentation sur internet. »
Le nombre de censures visant les cavaliers législatifs risque de s’accroître avec la prolifération des propositions de loi. Des textes plus courts, cela augmente mécaniquement la possibilité d’avoir des cavaliers qui n’ont rien à voir avec l’objet initial du texte. L’accroissement des PPL risque aussi d’augmenter les censures au fond, ajoute Samy Benzina, professeur en droit constitutionnel à l’université de Poitiers. Qui explique :
« En termes de légistique, les PPL sont de plus mauvaise qualité que les projets de loi : elles n’ont pas été préparées par l’administration, n’ont pas été soumises au Conseil d’État et sont moins contrôlées par le gouvernement. »
La censure d’une grande partie de la PPL sur la justice des mineurs portée par Gabriel Attal, le 19 juin, et ses deux mesures phares (sur l’exception de minorité et les comparution immédiates des mineurs de 17 ans), en est une nouvelle illustration. Là encore, de nombreux commissaires aux lois du bloc central s’attendaient à une telle issue. « Quand Gabriel Attal casse la justice des mineurs, c’est le Conseil constitutionnel qui répare ! » a ironisé le socialiste Boris Vallaud, à propos de cette « loi d’affichage médiatique ».
La position du Conseil constitutionnel sur la recevabilité des amendements est dure, mais elle n’est pas immuable, prévient toutefois Samy Benzina. « Contrairement à ce que l’on pense, cette institution ne s’épanouit pas dans la censure des textes. Elle ne le fait que si elle n’a vraiment pas le choix. Sa jurisprudence a déjà évolué et elle le peut encore, d’autant plus qu’un tiers de ses membres ont été renouvelés, modifiant l’équilibre en son sein. Et il n’est pas certain qu’elle acceptera de censurer massivement les textes à l’avenir. »
À l’heure d’une critique de plus en plus forte contre l’État de droit et de la montée de l’extrême droite, le Conseil constitutionnel devrait au contraire renforcer sa position et « veiller à légitimer une place centrale dans notre équilibre démocratique », plaide Jean-Philippe Derosier.
Si le Conseil constitutionnel a réussi à se faire respecter, en censurant en avril 2024 un projet de référendum d’initiative partagée de LR reprenant certaines mesures écartées de la loi immigration, il n’a pas su, en ce qui concerne la réforme des retraites, défendre les droits du Parlement en accordant que cette réforme soit adoptée via un projet de loi de financement rectificatif de la Sécurité sociale, déplore le constitutionnaliste.
Modification effectuée le 20 juin : ajout de la décision du Conseil constitutionnel sur la PPL sur la justice des mineurs rendue la veille, en début de soirée.