Encadrer ou interdire les « pouches » ? Depuis deux ans, le débat fait rage sur ces produits, qui contiennent de la nicotine (mais pas de tabac). À tel point que le gouvernement lui-même a fait volte-face. En novembre 2023, dans le programme national de lutte contre le tabagisme (PNLT), il proposait d’« élaborer une feuille de route cohérente » en vue de réglementer les « produits nicotinés », dont les sachets de nicotine. Avant d’annoncer, fin 2024, son intention de carrément les interdire.
Respectant la procédure selon laquelle toute volonté d’interdire un produit sur le marché européen doit être communiquée à la Commission européenne, la France a fait parvenir sa notification début février 2025. Depuis, six États membres ont fait part de leur farouche opposition à cette interdiction, et l’avis final de la Commission est attendu pour la fin août. L’opposition s’organise également en France : plusieurs parlementaires de la majorité gouvernementale ont déposé des propositions de loi visant plutôt à encadrer la vente de ces produits.
Les industriels avancent d’autres pions. Ils ont travaillé à partir de septembre 2024 à l’élaboration d’une norme visant à fixer les « exigences relatives de sécurité et de qualité » des sachets de nicotine. Elle a été publiée par l’Association française de normalisation (Afnor) fin mai 2025. Elle détaille par exemple le niveau de nicotine que ne doivent pas excéder ces sachets (16,6 mg) ou encore les informations qui doivent être mentionnées sur l’étiquetage du produit (coordonnées du fabricant, etc.).
Une norme Afnor dite « volontaire » est créée sur proposition d’un acteur économique et au sein d’un groupe réunissant « toutes les parties intéressées par le sujet », écrit l’Afnor sur son site internet. Comme son nom l’indique, les industriels ne sont pas contraints de la suivre, contrairement aux normes obligatoires qui sont fixées par la réglementation. Pour créer la norme sur les sachets de nicotine, une commission ad hoc a été créée, car cette norme ne pouvait pas être débattue dans le cadre des commissions déjà existantes, portant sur le tabac et les produits de vapotage.
À l’initiative de la démarche, on retrouve British American Tobacco (BAT), un grand industriel du tabac qui commercialise en France des sachets de nicotine de la marque Velo. Si de « premiers contacts ont eu lieu au printemps 2023 », indique l’Afnor à Contexte, « la demande de BAT confirmant leur volonté d’initier une démarche de normalisation sous l’égide d’Afnor remonte à mai 2024 ».
L’objectif pour BAT : « avoir un cadre interindustries sur les bonnes pratiques sur les sachets de nicotine », explique Vincent Zappia, responsable de la communication et des affaires publiques de l’entreprise. « Aujourd’hui il y a un eldorado sur les sachets de nicotine », ajoute-t-il, évoquant certains produits affichant de forts taux de nicotine et des packagings ciblant les mineurs.
« L’objectif de cette normalisation est de faire bien la distinction entre les acteurs responsables et ceux qui ne le sont pas », selon Vincent Zappia.
L’idée est de « protéger le consommateur en ayant des produits sûrs », par exemple en matière de taux de nicotine, abonde Mélissa Chelbani, responsable des affaires publiques pour Imperial Brands Seita, qui insiste sur le fait que son service n’a participé qu’à la réunion de lancement, avant de laisser opérer les équipes scientifiques.
Des arguments contre lesquels s’insurgent les associations de lutte contre le tabagisme. « Nous n’avons aucun recul sur les expositions de long terme » à ces produits, souligne Emmanuelle Béguinot, directrice du Comité national contre le tabagisme (CNCT). Elle rappelle notamment que son association avait publié une étude en décembre 2024. Cette dernière – qui s’est attiré les foudres des industriels – montrait « la présence de métaux lourds, et notamment d’arsenic, ainsi que des taux élevés d’édulcorants comme le sucralose » dans « sept produits de quatre fabricants différents (Zyn, Velo, D’lice et Nois) ». Quant à encadrer ces produits pour protéger les mineurs de leur consommation, le CNCT affirme au contraire que le marketing des industriels cible les jeunes.
À l’époque, « aucun signe » d’interdiction
Quoi qu’il en soit, à l’été 2024, l’Afnor a lancé une consultation pour évaluer la pertinence de la demande de BAT. C’est une procédure classique : elle doit identifier et consulter les « autres acteurs qui vont être concernés par la proposition de démarche », souligne Grégory Berthou, rapporteur du comité stratégique « Biens de consommation, sport et tourisme » à l’Afnor. Et ce, « afin de s’assurer qu’il y a bien une adhésion collective » à la création d’une norme.
Au cours de cette consultation, l’Afnor s’est notamment rapprochée de la Direction générale de la santé (DGS) au ministère de la santé. Celle-ci a confirmé à Contexte avoir été informée en juin 2024. À l’époque, la volonté d’interdire ces produits n’est pas officiellement sur la table et « nous n’avons eu aucun signal en ce sens », assure Grégory Berthou. Pour autant, la création d’une norme lui semble pertinente : le rapport de l’Anses alerte sur les dangers du produit, appelant « à la mise en place d’un cadre juridique européen », tandis que le Royaume-Uni (2022) comme la Suède (2020, puis 2024) ont déjà leur propre norme.
La participation aux commissions de normalisation est payante et son prix est fixé dans un barème, a expliqué l’Afnor à Contexte. Du côté des industriels, Imperial Brands Seita a déclaré ne pas avoir financé les travaux. Japan Tobacco International (JTI) a indiqué ne pas avoir participé financièrement à ces travaux tout en précisant cotiser aux frais annuels d’adhésion à l’Afnor « comme tous les membres participant aux comités techniques ». Philip Morris France a expliqué ne pas être membre de l’Afnor mais verser « une adhésion à cette commission au même titre que tous les autres membres participants ». Et BAT a fait savoir que « la somme versée correspond à celle versée habituellement pour une norme », sans plus de précisions.
Une fois la démarche validée par l’Afnor, une commission de normalisation sur les sachets de nicotine est créée. Sa première réunion a lieu au mois de septembre 2024. Autour de la table de cette commission, sur le banc des industriels : BAT donc, Philip Morris (qui commercialise la marque Zyn en France), Japan Tobacco International (qui est « en cours de lancement de Nordic Spirit pouches » en France, indique l’entreprise à Contexte) et Impérial Brands Seita (qui commercialise des sachets de nicotine, mais pas en France). Sont aussi présents des évaluateurs du Laboratoire national de météorologie et d’essais, ainsi que l’Afnor. L’idée est « d’aller assez vite » et de « publier la norme en moins d’un an », raconte Grégory Berthou, l’Afnor pouvant s’inspirer des modèles anglais et suédois.
Une annonce d’interdiction sans effets
Mais fin octobre 2024, l’ancienne ministre de la santé Geneviève Darrieussecq déclare dans la presse qu’elle compte interdire les sachets de nicotine. Se pose alors la question : faut-il cesser les travaux ? L’Afnor – qui est consultée, les membres de la commission étant souverains dans leur décision – ne le conseille pas : « À partir du moment où le produit n’était pas strictement formellement interdit, il n’y avait pas lieu de suspendre la démarche », explique Grégory Berthou. Il ajoute : « Surtout qu’il existait déjà d’autres initiatives » ailleurs.
Sans interrompre les travaux, l’annonce change quand même la donne : « Vu le contexte des annonces de la ministre, [les membres de la commission de normalisation sur les sachets de nicotine] ont préféré – si la norme devait avoir une durée limitée dans le temps – plutôt opter pour une norme expérimentale », dite « XP », avance-t-il. Son avantage : être plus rapide à publier, à raison de « deux ou trois mois », qu’une norme homologuée (NF). Car, à l’inverse de cette dernière, elle ne nécessite pas la réalisation d’une enquête publique. « Et si, dans six mois ou dans un an, le produit venait à être interdit, nous retirerons évidemment la norme de notre collection nationale », fait savoir Grégory Berthou.
« Légitimer un texte »
Face à une loi ou une réglementation, une norme, a fortiori volontaire et expérimentale, n’a aucun poids. Il s’agit d’une forme de droit « souple », comme le soulignait le Conseil d’État en 2013. Quel intérêt alors pour les industriels ? C’est une « manière d’avancer sur le sujet », explique Mélissa Chelbani (Imperial Brands Seita). Car si la Commission européenne n’approuve pas l’interdiction envisagée par la France, le risque est, selon elle, que « nous continuions à être dans cette forme de zone grise », où « n’importe qui peut faire n’importe quoi ».
De façon plus maximaliste, la norme permet « de mettre en place des standards qui pourraient servir de base pour un éventuel cadre réglementaire que souhaiteraient mettre en place les autorités publiques », souligne Mélissa Chelbani. Il s’agit de « cranter, légitimer un texte », et cela veut dire que les industriels sont « capables de s’accorder » sur un certain nombre de standards dans l’optique d’une future réglementation, explique à Contexte un avocat en affaires publiques.
« C’est un peu ce qui s’est passé en Suède et au Royaume-Uni », précise Stéphanie Martel, directrice des affaires externes et de la communication de Philip Morris France. Dans le premier cas « la réglementation a suivi en s’inspirant de cette normalisation », tandis que « le Royaume-Uni est en cours de réglementation de ces produits, sur la base des normes [qu’il a réalisées] ».
« Envoyer un signal fort » au gouvernement
Les normes visent aussi à faciliter l’adoption du produit, relève l’avocat. « Pour le consommateur, c’est extrêmement rassurant. Il en déduit que ces produits respectent un certain nombre de critères et sont légitimes, ce qui le rend davantage enclin à les soutenir », explicite-t-il.
Enfin, cela permet « d’envoyer un signal fort au gouvernement », estime Vincent Zappia. « Nous espérons que cela constituera un élément supplémentaire – avec les propositions de loi déposées par le Parlement sur ces questions – pour convaincre le gouvernement de revenir sur sa décision », ajoute-t-il. C’est aussi une façon de rassurer le gouvernement : « C’est la démonstration que les fabricants sont prêts à harmoniser les caractéristiques des produits mis en marché pour répondre [à ses] préoccupations », glisse Stéphanie Martel. Interrogé, l’exécutif n’a pas répondu aux sollicitations de Contexte.
Des « stratégies d’ensemble » de l’industrie du tabac
Du côté des associations de lutte contre le tabagisme, cette démarche ne surprend pas. « L’optique est de s’imposer par différentes modalités, [qu’elles soient ] politiques, techniques, de lobbying, etc. Et ce n’est pas une approche limitée à un pays », analyse Emmanuelle Béguinot (CNCT). Les industriels déploient leurs « stratégies d’ensemble » en « utilisant toutes les modalités et les instances possibles ».
« Cela fait partie d’une stratégie assez impressionnante de l’industrie de défendre une légalisation sur tous les fronts », abonde Martin Drago, responsable plaidoyer à l’Alliance contre le tabac (ACT), rappelant que « le marché de l’industrie de la nicotine [dont les sachets de nicotine] est en très grande majorité détenu par une industrie qui continue de vendre des cigarettes ».
Alors que BAT s’est félicité le 2 juillet de la publication de la norme Afnor, Martin Drago observe que l’entreprise ne mentionne pas l’avis – rendu public en février 2025 par Contexte – du Conseil d’État sur ces produits. La juridiction administrative se déclarait défavorable au projet de décret visant à interdire les sachets de nicotine… rappelant que la commercialisation de ces derniers est déjà supposée être interdite.