La décision publique est grippée et les annonces de plans sociaux se succèdent, mais les lobbyistes ne chôment pas – même si certains obtiennent moins de moyens de leur organisation. « J’étais aux vœux de l’association des conseils en lobbying, l’instabilité leur va bien ! », plaisante un directeur des affaires publiques à propos de ses confrères en cabinet. La fragmentation politique consécutive à la dissolution de juin 2024 a modifié les règles du jeu qui présidaient à l’élaboration des décisions publiques. Et leur permet de rester indispensables.
Cet été, dans un contexte inédit d’« affaires courantes », il a d’abord fallu décrypter la situation pour les équipes internes, les adhérents ou les clients. Les élections législatives ont nécessité la mise à jour des cartographies avec des nouveaux visages (27 % de nouveaux députés). Enfin, quand le gouvernement a été nommé, en septembre, les cabinets ministériels ont été relativement peu renouvelés, car les conseillers sont restés en poste malgré le changement de ministre ou bien ont suivi leur ministre avec son nouveau portefeuille. Et le budget, baroque à souhait, a vite pris le relais.
Un budget hors norme
En temps normal, l’été est censé mobiliser les représentants d’intérêts pour pousser leurs thèses dans les arbitrages finaux du gouvernement sur les projets de loi de finances (PLF) et de financement de la Sécurité sociale (PLFSS). Cette année, la plupart ont été mis devant le budget accompli, faute d’interlocuteurs, et un texte bien plus défavorable aux entreprises que les années précédentes du fait de la dégradation de la situation budgétaire. « C’est un PLF chaud pour la majorité des clients », confirmait la directrice générale adjointe d’une agence d’influence quelques jours avant l’adoption définitive du texte, en février.
Le déroulé inédit de la navette – changement de Premier ministre et de gouvernement en cours d’examen, adoption d’une loi spéciale, puis reprise du texte au Sénat et commission mixte paritaire conclusive – a déboussolé les professionnels des affaires publiques, y compris les plus aguerris. « C’est la première fois que je vois des clients lâcher le suivi du PLF », s’étonne un lobbyiste. D’où des mesures passées inaperçues des intéressés, qui ont conduit à des offensives après le vote du texte, comme celle des autoentrepreneurs, qui ont obtenu du gouvernement qu’il mette en pause la mesure concernant les seuils de TVA (pourtant entérinée en décembre) grâce à une mobilisation des parlementaires après son adoption définitive. De même, le Medef a finalement convaincu une partie des Régions de ne pas mettre en œuvre le versement mobilité régional.
PPL à gogo
Après la séquence balisée du budget, les parties prenantes se sont trouvées face à la feuille blanche de l’agenda parlementaire. L’absence de majorité stable douche les velléités de réforme émanant du gouvernement Bayrou, qui se contente de poursuivre l’examen de textes comme le projet de loi (PJL) simplification ou le PJL « portant diverses dispositions d’adaptation au droit de l’UE » (Dadue).
En revanche, « les parlementaires ont la bride sur le cou et c’est un appel d’air pour les groupes d’intérêts », constate un lobbyiste en cabinet. « Il y a une multitude de propositions de loi (PPL) qui posent plein de questions, on se mobilise sur la “fast-fashion”, il y a la consultation sur l’étiquetage environnemental, les PFAS… Hier, j’ai été saisi en urgence sur la PPL “comités Théodule” au Sénat, qui pose un gros problème à un de mes clients », énumère Fabrice Alexandre, président de Communication & Institutions. « Ce sont plein de petites choses que le grand public ne voit pas, mais que les lobbyistes suivent de près. »
« Une très grande partie de l’action législative va passer par des propositions de loi et, donc, par des deals avec les parlementaires. Le gouvernement est en train de tracer les PPL qu’il soutient pour faciliter les navettes, voire [d’]aménager son propre ordre du jour », analyse Guillaume Ressot, chez Image sept.
Multiplication du nombre d’interlocuteurs
Un lobbyiste en fédération indique que son organisation dans le secteur des transports va prendre un cabinet de conseil pour suivre le rythme de cette prolifération de PPL. « Avant, on avait de la visibilité et on avait le temps de rencontrer les gens. Là, pour la PPL Leseul [sur le verdissement des flottes d’entreprise], on a un mois pour convaincre 577 députés », constate-t-il.
Jamais, en effet, les représentants d’intérêts n’ont eu à traiter avec autant de parlementaires. En 2017, l’hégémonie macroniste et la docilité des députés de la majorité envers l’exécutif avaient fait passer le Parlement au second plan dans les stratégies d’affaires publiques. « Les débuts de la législature ont été marqués par une discipline de fer concernant le dépôt d’amendements à La République en marche. Chacun devait être cosigné par l’ensemble du groupe », écrivions-nous en 2018. Désormais, « aller voir la majorité relative pour obtenir son soutien ne donne qu’un poids relatif », analyse une consultante.
Les représentants d’intérêts se retrouvent également à être « plus dans des trucs réactifs que dans des actions à long terme », selon l’un d’eux. « Dans la période, c’est plus facile de bloquer quelque chose que de promouvoir quelque chose », précise-t-il.
Les nombreux textes d’initiative parlementaire ont, par essence, la navette parlementaire poussive, faute de portage gouvernemental : il faut que l’autre chambre accepte d’y consacrer son ordre du jour. En attendant, « c’est un peu pénible, ces textes qui ne sortent pas du Parlement », observe un représentant d’intérêts dans un cabinet franco-bruxellois. « La PPL Lafon sur l’audiovisuel public, c’est la PPL maudite ! Cela fait trois fois qu’elle tombe, alors qu’elle est vitale pour nous », illustre un chargé d’affaires publiques en entreprise.
Bruxelles prend le relais
Son organisation a décidé de mettre plus de moyens à Bruxelles, où la dynamique de début de mandat est à l’exact opposé de l’interminable fin de règne en France. « Désormais, on a un commissaire en propre, il y a la future loi européenne sur l’espace… c’est clairement là qu’il faut être. On va d’ailleurs recruter un cabinet à plein temps là-bas », abonde-t-il. « On embauche un senior à Bruxelles pour suivre le Cadre financier pluriannuel (CPF) », annonce aussi un directeur adjoint des affaires publiques d’une entreprise dans le secteur aéronautique. Même mouvement dans la fédération du secteur des transports : « Nous recrutons un chargé d’affaires européennes en raison des menaces liées aux remises en cause du Green Deal. »
Côté agences, les yeux sont aussi tournés vers Bruxelles. Taddeo et Havas y ont récemment structuré un partenariat, pour l’un, et son bureau, pour l’autre. « Ce qui se passe outre-Atlantique fait que c’est encore plus important d’être à Bruxelles », commente un directeur conseil dans un cabinet qui est présent dans la capitale européenne.
Léger ralentissement
Mettre ses forces au bon endroit est d’autant plus important que le marasme économique conduit certaines organisations à faire des arbitrages budgétaires, y compris entre Paris et Bruxelles. « Les gens sont sous pression du directeur des affaires financières dans les entreprises, chez certains, ils ont un peu réduit les budgets », admet le dirigeant d’un gros cabinet parisien. Un autre lobbyiste en agence relate qu’un prospect s’apprêtait à signer un contrat, mais a renoncé au dernier moment pour des raisons pécuniaires. « On observe de tout petits signaux faibles de clients, qui demandent des réductions d’honoraires », note un troisième.
Certains secteurs sont particulièrement en difficulté, comme l’industrie, la chimie ou l’immobilier. « Nous avons perdu notre cabinet », témoigne un lobbyiste dans la construction. Un représentant d’intérêts qui travaillait jusqu’à il y a peu pour une entreprise concurrente du même secteur rapporte que son ex-employeur a mutualisé les affaires publiques et la communication dans un souci budgétaire. Parmi les fédérations professionnelles, certaines ont limité la hausse des cotisations pour leurs adhérents et diminué leur enveloppe de veille. Mais, dans l’ensemble, les personnes interrogées constatent que les affaires publiques restent une priorité.
Préparer les prochaines échéances
Pour tous, un enjeu se profile déjà. À deux ans de la présidentielle française, tous les lobbyistes ont déjà la préparation de cette échéance en tête. « C’est le moment d’imaginer comment on va nourrir les partis », confirme un représentant d’intérêts en entreprise. Il hésite lui-même entre s’investir dans un think tank et prendre une agence de lobbying. Les municipales de 2026 sont aussi un moment crucial pour son secteur, qui dépend de la commande publique locale. « Il faut réinventer notre plaidoyer en faveur des délégations de service public, beaucoup de villes vont se reposer la question », anticipe-t-il.
Or, le contexte de léthargie politique offre plus de temps aux lobbyistes pour prendre des rendez-vous. « Les clients sont partagés entre “ça sert à rien de se mobiliser” et “au contraire, il faut profiter de la période pour aller voir tout le monde” », résume une autre source dans un gros cabinet franco-bruxellois. Tout le monde et désormais, de plus en plus, le Rassemblement national.
« Il y a un tournant depuis la dissolution, maintenant 80 % des clients veulent rencontrer des députés RN alors que, depuis 2022, c’était plutôt la moitié. » L’attentisme de 2022 (relire notre article) a ici laissé la place à des prises de contact multiples, pour des initiatives parfois couronnées de succès. Ainsi, c’est grâce aux députés RN et UDR (ciottistes), dûment sensibilisés au sujet, que les ustensiles de cuisson n’ont pas été intégrés à la PPL sur les PFAS (l’amendement a été adopté par 128 contre 113).
Les députés d’extrême droite sont très demandeurs de contacts avec le privé. « Le RN structure ses échanges avec les différents acteurs pour ne plus être pris en flagrant délit d’incompétence sur les sujets », constate un lobbyiste en cabinet. Avec un client, il a rencontré le nouveau directeur de cabinet de Marine Le Pen, Ambroise de Rancourt. « Il est chargé d’aller repérer des gens qui ont des choses à dire, son agenda est beaucoup plus libéral que ne l’était historiquement celui du RN », note notre source.